Claude nous a quitté, mais reste tout ce qu’il a disséminé comme savoir académique et comme savoir être !
Fouzi Mourji / 12 Septembre 2021
Comment parler à propos de Claude, sans trahir la pudeur qui n’autorisait pas de lui exprimer de vive voix toute notre reconnaissance et nos sentiments à son égard ?
Beaucoup a été dit et peut être développé à loisir sur ses apports à l’analyse économique et aux méthodologies novatrices en leur temps. Je voudrai souligner que ces apports ne se pas sont limités aux frontières de l’Amérique du Nord et je vais insister pour ma part sur nos souvenirs de ce côté de l’Atlantic, des échanges aux niveaux académique et humain, avec quelques anecdotes.
Durant la fin des années 80’s, nous avons bénéficié de plusieurs séjours académiques de Claude, et c’est grâce à lui que nous sommes arrivés à la recherche en microéconomie appliquée et que nous avons développé nos connaissances en économétrie des variables qualitatives. Au cours des années 90’s, au même titre qu’il a introduit l’économie expérimentale au Québec, les étudiants de l’option « économétrie appliquée » de l’Université Hassan II- Casablanca, ont bénéficié d’externalités grâce à sa générosité et son dynamisme : ainsi une superbe journée avait été organisée à son initiative et consacrée à l’initiation à cette nouvelle approche en économie à travers une série d’exposés et d’applications.
Si je reviens sur le 1er article réalisé en commun « les déterminants des résultats scolaires » (lien-1), ce serait pour dire comment il nous expliqué la gymnastique à laquelle on peut recourir pour mettre à profit les bases de données, souvent insuffisamment complètes pour permettre d’approfondir les questions traitées. En l’occurrence, nous travaillions sur les résultats au baccalauréat (fin des études de lycée au Maroc) et ne disposions pas de données sur le « fonctionnement intellectuel » des élèves, pour contrôler les effets des variables caractérisant leur milieu socio-économique et ceux des attributs de leurs enseignants et de leur lycée. Or nous avions dans les dossiers des élèves leurs notes en CM2 (fin de l’école primaire). Ainsi, il a eu l’idée de suggérer, moyennant quelques précautions, de recourir à une modélisation en deux étapes (équations) : explications des résultats du primaire et ensuite utilisation des résidus obtenus comme proxy du fonctionnement intellectuel dans l’équation d’analyse des résultats au baccalauréat. Les résultats ont été probants.
Au niveau du savoir être, je souhaite souligner sa patience et sa formidable capacité d’écoute : celle-ci se traduit ensuite par des « émerveillements » quasi-juvéniles face aux explications que l’on peut pour lui proposer en présence de résultats (d’estimations) contre-intuitifs ou en opposition avec la littérature. En l’occurrence l’effet de l’éducation de la mère ressorti comme non significatif dans l’analyse des résultats scolaires[1].
Il en sera de même pour l’explication de l’effet négatif de « l’origine ville » pour l’analyse de l’insertion sur le marché du travail des lauréats des centres de formation professionnelle au Maroc (lien-2). Alors qu’on aurait pensé qu’être originaire de la ville accroît les chances de disposer d’un réseau social facilitant l’insertion, en fait un facteur « plus fort » compense ce fait : les jeunes originaires de la campagne et venant étudier en ville, se révélaient plus entreprenants dans la recherche d’un poste d’emploi, avec un salaire de réserve plus bas que celui de leurs camarades citadins (qui bénéficiaient du logement avec les parents et même d’argent de poche). Ces jeunes d’origine rurale répugnant à retourner à la campagne, réduisaient ainsi leur durée[2] de chômage par rapport à leurs camarades citadins.
Par les travaux de recherche menés ensemble (autre exemple : « les choix de filières universitaires des bacheliers à Casablanca » (lien-3)), ou par l’encadrement de thèses (la demande d’enfants, la demande de soins, la participation de la participation des femmes au marché du travail au Maroc…), Claude a permis au Lasaare (Laboratoire de statistique appliquée à l’analyse et la recherche en économie) de grandir, après sa création en 1994. Ce sont depuis, des générations d’étudiants et chercheurs de l’Université Hassan II Casablanca comme ceux de Clermont-Auvergne notamment mais aussi d’autres universités (Genève, Paris 1, Palacky / Olomouc, FTU/Vietnam…) qui viennent chaque année en stage pour des études d’économie appliquée. Il a toujours su tirer le meilleur de chacune et chacun de ses interlocuteurs, grâce à son attention et humilité et à la pertinence de ses questions.
Plusieurs axes sur lesquels nous sommes depuis, ont été inspirés d’une manière ou d’une autre, par les échanges avec Claude : outre l’économie de l’éducation (lien-4)), il y a notamment l’économie de la santé (lien-4 et lien-5) ou encore l’économie informelle et la microfinance.
Encore récemment, sa fidélité à l’amitié n’a pas défailli quand je l’avais sollicité pour venir assurer la conférence inaugurale des JMA de Juin 2019 tenues à Casablanca. Malgré ses diverses contraintes, il n’a pas hésité une seconde à répondre positivement et à venir pour un séjour très court certes, mais intense grâce à son enthousiasme. Les propos qu’il a tenu sur l’éducation avec le retour sur son arrêt des études à 16 ans, confirment son intérêt particulier pour la discipline (lien-6) et son naturelle envie de partager son savoir et à développer celui des autres. Son impressionnante assiduité aux différents ateliers durant les deux journées, défie celle des jeunes chercheurs à vouloir apprendre.
Au plan humain, je souhaite relater (encore une fois) ses émerveillements d’enfants, devant la diversité des couleurs des légumes d’un couscous ou après avoir dégusté une orange sur la terrasse d’un café-restaurant : il marque un long temps de silence (presque intriguant), pour ensuite dire « Fouzi, aujourd’hui j’ai mangé une orange[3] !». Il y a encore sa joie à déambuler dans un souk rural, à admirer un plateau prédésertique sur la route de Marrakech. Je me remémore ses discussions passionnées avec Amal sur le marxisme et les limites des mécanismes du marché.
Je voudrai insister sur son empathie et sa générosité envers les autres. Dernier fait en date : début Juillet 2021, il nous a consacré, malgré son état affaibli, une partie d’une matinée, pour nous donner un feed-back sur notre étude en cours, relative aux stratégies pour la promotion des activités culturelles et créatives au Maroc : il nous a éclairé sur les méthodologies et a nuancé nos hypothèses.
On dit que les enfants sont de petits Hommes et les Hommes de grands enfants, j’ajouterai que Claude a su garder la part d’enfant en lui, d’où sa curiosité et son profond goût pour la recherche.
Je ne saurai clore cet amical hommage, sans mentionner : i) André Martens qui a été à l’origine de ma rencontre avec Claude, un jour de Novembre 1988 ; il avait organisé un dîner à l’issue d’une conférence que j’avais donnée au département de sciences économiques de Montréal, pour discuter les réformes macroéconomiques et financières au Maroc. Dès ce dîner j’avais perçu le regard et l’écoute bienveillants du professeur Claude Montmarquette. André a ensuite facilité, en tant que coordonnateur du programme PARADI de l’ACDI, plusieurs missions de Claude ; ii) Clive Gray avec qui Claude avait lié une amitié et qui en tant que chargé du projet privatisation de l’US-AID à Rabat avait également financé une mission durant laquelle Claude avait expliqué aux collègues de l’Université Mohamed V, comment développer la recherche au sein d’un laboratoire, sur la base de son expérience avec Marcel Dagenais et d’autres de ses collègues au département de sciences économiques de l’Université de Montréal; iii) Mohamed Bennani, alors doyen de notre faculté, qui partageait un grand estime avec Claude et qui m’avait facilité la vie comme enseignant débutant, pour mettre en place de telles coopérations.
Pour finir, je cite la conclusion de Youssef Bouazizi, un de nos doctorants qui m’écrivait ses condoléances « À la Providence appartient ce qu’elle a repris et à Claude appartient ce dont Il a fait don ».
[1] En fait, connaissant l’âge des mamans des élèves, nous avons établis le lien avec les conditions du marché du travail marocain qui était à l’époque très preneur et avons pu expliquer ainsi que les diplômées ne pouvaient suivre leurs enfants et qu’il était d’usage qu’elles les confient à des petites filles illettrées, venues de la campagne comme aide-ménagère et comme « puéricultrices ». Une bonne partie des enfants ne profitaient alors plus de l’éducation de leur maman ; d’où la non significativité du coefficient.
[2] C’est ainsi grâce à Claude que nous avons été introduits à l’usage des modèles de durée que nous avons par la suite appliqués pour étudier l’accès au logement au Maroc (et permis d’éclairer les décideurs qui mettaient en place des programme de soutien, tels que les fonds de garantie pour le financement de logements des populations modestes : FOGARIM) ou encore pour étudier la durée du célibat…
[3] Il voulait souligner son appréciation de la fraicheur et du parfum de l’orange en question. Il semblait « découvrir » et le révélait de façon si forte et spontanée.