Télécharger le billet de blog en format PDF
L’avenir n’est écrit nulle part et se prépare, dit-on, aujourd’hui. Or, prendre ses vœux comme un signe prémonitoire d’un futur changement de la réalité n’aide guère à le préparer. Les cris de victoire annonçant, encore une fois et avant l’heure, le début de la fin du néolibéralisme et le retour en grâce de l’État dans la coordination et l’organisation de la vie en société et à son profit, ne relèvent, à l’examen, d’aucune analyse rigoureuse de la dynamique des rapports de force en place ou de la manière dont cela peut se produire, ni du degré de résilience des parties bénéficiaires du statu quo. Peut-on sérieusement envisager un retour aux taux marginaux d’imposition des revenus à leur niveau le plus élevé des années 80 et avant (2) ?
Ce comportement devrait au contraire faciliter la tâche aux forces conservatrices bénéficiaires de la situation d’avant la crise de retrouver l’état «normal» des choses en décrédibilisant et puis en marginalisant les forces qui leur résistaient jusque-là.
Préparer l’avenir dans le climat qui règne aujourd’hui peut s’avérer une chance unique à saisir car les croyances anciennes se trouvent fragilisées. Cela passe par une lecture qui ne se situe pas au niveau de la conjoncture et du court terme. Cette lecture doit remonter aux postulats théoriques de base ayant débouché sur un système affaibli (inefficace et non solidaire) face aux chocs (cf. section 3 pour le cas du Maroc). Ainsi, la meilleure réponse à la crise sanitaire est celle qui en permettant de gérer l’urgence, assure une sortie par le haut en développant un récit argumenté autour d’un modèle alternatif de croissance et en démontrant l’impertinence des idées et des croyances sur lesquelles s’appuie le modèle actuel. La crédibilité d’un tel récit porté collectivement est seule en mesure de nous donner raison de penser que l’après crise sanitaire serait, peut-être, différent d’avant la crise.
Crise sanitaire, quelle sortie par le haut ?
La crise actuelle n’est pas uniquement sanitaire mais elle est, en outre, celle du modèle économique et, à un niveau plus profond, celle des idées. Celle-ci domine les deux premières, son issue conditionne, en l’occurrence, l’avenir et représente la pierre angulaire de sa construction.
À chaque crise de telle ampleur et quasi systématiquement, les débats se tarissent sur où mettre le curseur dans le partage de l’espace entre l’État et le marché et une unanimité de façade autour de la nécessité de l’intervention publique semble s’installer.
Mais rien n’augure que l’issue de la bataille des idées sur le rôle de l’État serait tranchée d’avance. La frontière entre l’État pompier et l’État social est étanche et leur convergence ne peut être qu’illusion passagère produite d’une méconnaissance des hypothèses théoriques de base qui les fondent respectivement.
L’histoire récente des crises économiques nous révèle que leurs origines profondes sont à chercher à chaque fois du côté des excès du marché et des politiques de délitement de l’État. Or, ces dernières ont été fondées sur des hypothèses et des espoirs que la réalité ne cesse de démentir :
- le ruissellement des richesses n’a pas réduit les inégalités, parce qu’il ne s’est tout simplement pas produit,
- l’efficacité et la supériorité intrinsèques de l’initiative privée ne s’est pas traduite par son autonomisation des investissements et du soutien publics et, encore moins, ne l’a pas conduit vers l’innovation et la frontière technologique,
- la concurrence n’a pas abouti à une baisse des prix de fait de son instabilité intrinsèque dans le temps. La concurrence nait d’un processus permanent de régulation des rapports de force sur un marché et non pas un état définitif de celui-ci,
- le marché livré à lui-même a étiré les chaînes de valeur jusqu’à condamner toute production locale des produits de base (thermomètres, masques, etc.),
- la libéralisation n’a pas élargi le champ des libertés réelles au sens d’A.K.Sen,
- les Cash transfers ne se sont pas soldés par une amélioration du bien-être des personnes bénéficiaires,
- ni la politique économique réduite à des règles de décision qu’un technocrate peut bien gérer (car la marge d’arbitrage y est restreinte) couplée à des réformes dites structurelles «amies du marché» n’ont pas produit du développement.
Ironie du sort, en période de crise, on fait appel au même État pour sauver le système. Maintenant, tant que les réponses apportées par ce dernier ne vont pas au-delà des mesures palliatives qu’impose la situation d’urgence, pour agir en même temps et en profondeur sur une autre crise plus ancrée, qui est la faillite des idées à l’origine de son processus de délitement, et chercher à gagner la bataille de l’argumentation, les forces conservatrices (entités et idées) ne tarderont pas à refaire surface et revenir sur les lieux du crime non pas pour prêcher leur innocence, mais pour renforcer et renouer avec le système qui prévalait avant la crise. Et notamment à rappeler l’État à son rôle limité, dicté par le référentiel normatif que représente la théorie néoclassique et son pendant idéologique, le néolibéralisme. Un rôle subalterne qui se réduit substantiellement à la privatisation et la protection de la propriété privée d’une part, et à la régulation des défaillances du marché et la surveillance de son «bon» fonctionnement, d’autre part. Ce qui a été désigné pudiquement par la «bonne gouvernance». Ou bien un rôle qui soumet l’État au service de l’oligarchie.
Ces deux rôles assignés à l’État sont en opposition avec l’esprit d’un État-social.
Effectivement, un État social ne se contente pas d’assurer un filet de protection minimale ou un soutien in extremis à des acteurs en difficulté. Il prend une dimension globale et est de nature proactif. Un État social est celui qui se porte garant d’un mieux-être collectif et qui s’efforce de conjuguer en permanence l’objectif de l’efficacité économique avec le principe de justice sociale.
En pratique, en se référant à une définition large défendue par C. Ramaux (2012), un État social est celui qui se charge d’assurer la protection sociale, de réguler les rapports du travail et mener une politique volontariste de l’emploi, de garantir des services publics de qualité et de mobiliser d’une manière discrétionnaire les politiques économiques, y compris la politique industrielle.
L’État peut aussi conduire au pire, comme l’ont montré les tragédies souverainistes et communistes du XXème siècle. L’État social s’oppose également à ces deux visions du monde car le principe de justice sociale sur lequel il se base est d’une part indivisible et vaut pour toute personne indépendamment de sa race, de sa nationalité et appartenance politique et, d’autre part, il est indissociable des valeurs de liberté.
Bref, la sortie par le haut de la crise sanitaire, au Maroc et ailleurs, dépendra de l’issue de la bataille des idées. À ce titre, la comparaison de la crise de 2008 avec celle de 1929 semble être éloquente : les deux crises étaient d’une ampleur plus ou moins comparable et l’intervention de l’État était dans les deux cas massive et décisive, sauf que cette intervention s’est accompagnée, à la suite de la Grande Dépression, par un changement progressif et radical de la perception du rôle de l’État (la révolution intellectuelle Keynésienne qui le considère comme étant un acteur libre de ses mouvements); tandis qu’après la Grande Récession, l’État a été considérablement limité par l’idéologie régnante de confiance absolue en les vertus (sociales également) du marché, et dont l’origine théorique remonte aux travaux de V. Pareto (1848-1923) et son énoncé normatif connu sous le nom du théorème du bien-être. Depuis, il a été admis que laisser-faire le marché conduit à l’optimum social, mais au prix d’une série d’hypothèses restrictives (3).
Or, si l’on s’en souvient, c’est ainsi que la crise des années 30 a été suivie, après la Seconde Guerre mondiale, par une longue période de croissance élevée et de maîtrise des inégalités grâce, entre autres, au déploiement des systèmes de protection sociale, alors que la crise de 2008 a été doublée rapidement par des crises d’endettement public et des crises sociales et politiques.
C’est peut-être l’occasion de dire que ceux qui ont qualifié les interventions du gouvernement marocain de Keynésiennes, n’ont rien compris du rôle qu’attribue J.M.Keynes (1883-1946) à l’État. D’après lui, l’intervention publique s’inscrit dans l’action et non dans la réaction. Elle est initiatrice des cycles de croissance et se lève contre la rente au point d’appeler à «euthanasier» ses détenteurs. Délaissant les postulats néoclassiques de l’individualisme méthodologique et de la rationalité des agents, il fonde un interventionnisme qui ne se rapporte pas au marché.
Or, les mesures prises par le gouvernement marocain visent à combler le vide qu’a laissé le marché en attendant son retour dès que la crise sera passée : la stratégie de privatisation n’est guère remise en cause, les aides aux entreprises ne sont pas conditionnées, les entorses au code du travail qui se sont révélées au grand jour avec la crise, n’ont été affrontées à aucune volonté de refondation de la mission de l’inspection du travail, la révision des modalités de rétribution des activités socialement utiles par le marché n’est pas à l’ordre du jour, la logique de la charité intimement liée au marché continue de primer sur la solidarité institutionnalisée, et la fiscalité du patrimoine reste toujours un tabou…au risque d’introduire des rigidités dans le système, d’entraver l’innovation et finalement de nuire au «bon» fonctionnement du marché une fois que la reprise sera là. Mais hélas, ce marché idyllique ne peut exister que dans des niches exiguës, il est sans cesse manipulé pour produire des rentes et augmenter l’inégalité des revenus.
Crise sanitaire, État social et politiques économiques au Maroc
La gestion de l’urgence sanitaire et de ses répercussions économiques a été marquée par deux temps contradictoires : d’abord, un accord implicite assez général, du gouvernement et de ses détracteurs, sur la nécessité de politiques économiques (budgétaire et monétaire) expansionnistes; il n’y a eu dans ce premier temps qu’un petit couac sur l’ajournement des dépenses publiques et la rétractation du gouvernement deux jours après. Mais dans un second temps, le débat s’est réduit à des querelles autour du ratio du déficit budgétaire sur le PIB et du montant des liquidités que la Banque centrale pourrait injecter à travers ses circuits conventionnels tout en s’assurant qu’elles soient absorbées. Sous d’autres cieux, le soutien à l’économie a été annoncé tout simplement illimité, en phase avec la nature et l’ampleur du choc.
En revanche, si l’on était capable d’envisager la piste qu’offre un État social, les termes du débat sur la nature de l’intervention publique face la crise sanitaire seraient différents.
Tôt ou tard, l’État doit faire face à une décision de déconfinement car le coût économique du confinement (coût de l’arrêt partiel de l’activité plus coût des mesures de soutien) est croissant dans le temps, alors que le «coût sanitaire» (celui de la mortalité, de la morbidité, de la prévention et de la surcharge des services de santé) décroîtra progressivement une fois passé le pic de la pandémie.
À ce moment, le confinement n’est plus soutenable et sa poursuite sera à l’origine d’une crise économique et sociale générale qui n’arrangera en rien le problème initial de santé publique. Cette approche coût-bénéfice relève à première vue du bon sens, mais elle se trouve fragilisée par l’estimation de la courbe du coût sanitaire de la crise qui requiert un jeu d’hypothèses délicat nécessaire pour la valorisation monétaire de la vie humaine.
Cette estimation risque de faire glisser l’analyse dans un champ éthique où d’autres critères de jugement, outre l’aspect monétaire, sont en jeu. Plusieurs exemples réels ont montré que la valeur de la vie humaine ne peut se plier à la logique de la valeur-utilité et lui oppose des problèmes moraux et politiques insolubles (cf. par exemple l’affaire des réservoirs de Ford Pinto).
Dès lors, au lieu de se hasarder dans l’estimation des coûts des peines humaines afin d’agir en conformité avec la rationalité optimisatrice, le gouvernement ferait mieux, dans l’esprit d’un État social, de chercher à réduire au maximum l’impact économique du confinement sur les entreprises et les ménages en préparant très soigneusement toutes les conditions du déconfinement.
Concrètement, cela se traduit par des politiques économiques de soutien à l’économie sans tabous idéologiques, ni limites insensées (4), de sorte à ce que la courbe du coût économique de confinement reste en-deçà de celle du coût sanitaire et que le déconfinement soit programmé et bien préparé plutôt que subi.
Ainsi, des politiques économiques discrétionnaires sans limites ni contraintes éviteraient au gouvernement de franchir la date fatidique où les deux seuls choix qui s’offrent à lui, sont indésirables : celui de maintenir le confinement au risque d’une crise économique dévastatrice ou celui de subir le déconfinement et de devoir affronter une crise sanitaire de plus grande ampleur.
Dans ce contexte, les termes du débat qui se réfèrent encore à la norme dans une situation anormale deviennent caduques. Ce qui devrait compter, c’est un consensus national, actuellement favorisé par un consensus international, sur des principes tels que l’État est le protecteur en dernier ressort; il est le producteur et l’employeur en dernier ressort ; il est le prêteur en dernier ressort. Ces propositions se traduisent par des politiques économiques discrétionnaires décomplexées, et s’opposent aux présupposés des raisonnements en termes d’anticipations rationnelles et de la théorie des choix publics justifiant l’inefficacité des politiques discrétionnaires.
Affirmer que l’État est protecteur en dernier ressort, comme l’évidence en est imposée aujourd’hui par la pandémie, permet de reconsidérer l’évaluation du secteur de la santé au Maroc au cours des dernières années. L’idéologie néolibérale a poussé le Maroc à réduire la taille relative du secteur public, et le résultat est là, sous nos yeux.
En effet, la dynamique des dépenses totales de santé au Maroc s’est essoufflée à partir de 2010 : en volume, ces dépenses avaient été multipliées par un facteur de 3,5 depuis 1995, grâce à un taux annuel moyen de croissance de 8% entre 1995 et 2010; ce taux n’est plus que de 4,4% dans les années qui ont suivi.
Quelle est cette loi d’airain qui voudrait que le secteur de la santé ne croisse pas plus vite que la production nationale dans son ensemble ? La pandémie nous en montre l’absurdité. Car, la santé publique représente une source potentielle de gains de productivité, et donc de la croissance future, notamment dans les pays en développement où les marges d’amélioration de l’état de santé de la population sont importantes et à moindres coûts.
Sur la période récente, le secteur de la santé marocain a pâti doublement de cette logique myope. D’abord, la part des dépenses publiques dans les dépenses totales de santé est faible, ne dépassant pas le un tiers. Le reste est supporté par les familles, soit au moment de la «consommation» des services de santé, soit par le biais d’une assurance santé. Ensuite, cette part a connu une baisse annuelle moyenne de 0,45 point depuis 2010, expliquant 25% de la baisse des dépenses totales de santé (Tamsamani, 2017).
Crise du modèle économique marocain, État social et si M. Kalecki était le messie !
Durant les années 2000, le Maroc a fait le choix d’une stratégie d’ouverture commerciale et financière de son économie qui s’est déployée à travers la signature d’une cinquantaine d’accords de libre-échange et par la mise en place d’une panoplie d’incitations économiques, fiscales et réglementaires destinées aux investisseurs étrangers.
Cette politique de croissance tournée vers l’extérieur s’est accompagnée, durant toute cette période, d’une stratégie de grands chantiers dits structurants dont l’objectif était d’améliorer l’attractivité du pays et d’augmenter le rendement du capital privé. Un troisième choix stratégique de cette période a été d’abandonner le plan comme mode d’organisation transversale de l’intervention publique au profit des stratégies sectorielles élaborées en silo.
Au bout de quelques années, ces choix ont montré leurs limites. La croissance a fléchi depuis 2010 et la récurrence des mouvements sociaux et de protestation généralisés depuis 2011 a révélé au grand jour l’échec de cette stratégie sur le plan social. Mesurées à l’aide de l’indice de Gini, calculé sur la base des dépenses de consommation, les inégalités des revenus au Maroc sont restées (statiquement et sur le plan macroéconomique) figées dans le temps (5) et à des niveaux relativement élevés. Les ressorts du modèle de croissance actuelle se trouvent épuisés, et ce de l’aveu même de la plus haute autorité du pays.
Pour sortir de cette impasse et pouvoir poursuivre son chemin de développement, il faudrait changer son fusil d’épaule. Le schéma théorique proposé par M. Kalecki (1899-1970) semble être le plus adapté à l’analyse des freins à la croissance au Maroc et les conditions de relance de son économie. Partant des hypothèses de base simples et intuitives sur le comportement des agents, il aboutit à des conclusions explicatives de la dynamique de l’économie et du cycle concordantes avec ce que l’on peut observer au sein de l’économie nationale.
En substance, le schéma Kaleckien (1971) nous montre que, primo, le partage de la valeur ajoutée détermine le rythme de création des richesses dans une économie, et définit le stock du capital à l’équilibre. Étant en position de force sur le marché, les entreprises appliquent des taux de marge élevés au détriment des salaires et/ou du pouvoir d’achat des ménages, ce qui bride la demande et, par conséquent, freine la croissance et le processus d’accumulation du capital.
Secundo, M. Kalecki (1968) accorde une place centrale à l’investissement dans son schéma explicatif de la dynamique économique, non seulement comme composante de la demande, mais également parce qu’il accroit les capacités de production.
Il peut être également, d’après M. Kalecki, une source de crise au cas où l’investissement supplémentaire, étant mal calibré, se trouve en déphasage avec le niveau de la demande (ou de développement). Les pays en développement, et le Maroc également, souffrent de ces trois maux : insuffisance de la demande, étroitesse des capacités de production et investissement inutile (ou oisif pour reprendre son propre terme).
Tertio, la création monétaire à travers l’expansion du crédit dans les modèles d’inspiration kaléckienne n’est pas neutre et conditionne l’état de l’économie réelle. Le secteur bancaire est alors à la production ce que le cœur est au corps et l’investissement n’est plus déterminé par la quantité d’épargne disponible mais par le comportement des banques.
Ces trois éléments représentent non seulement des goulots d’étranglement à la croissance qu’on retrouve dans le cas de l’économie marocaine, mais également des ficelles sur lesquelles un gouvernement peut tirer pour hisser la production au niveau souhaité. Agir sur les trois volets ne peut se faire dans le cadre d’un État-social seul, et en mesure de faire en sorte que la part des salaires dans la valeur ajoutée augmente, de réduire les inégalités de chance et des résultats, de planifier (d’une manière transversale) des investissements publics utiles, de créer une nouvelle banque publique d’investissement, de forcer le secteur bancaire à se soumettre au principe élémentaire de la finance qui associe les bénéfices à la prise du risque (et non à la rente) et, en résumé, de mettre en place une économie mixte et solidaire.
Keynes (1936) estimait que la mission de l’État est accomplie dès lors qu’«il est capable de déterminer le volume global des ressources consacrées à l’augmentation de moyens [de production] et le taux de base de la rémunération allouées à leurs détenteurs». Il ne lui revient pas d’embarrasser «la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production». Pour cela, il plaidait pour «une assez large socialisation de l’investissement… [pour] assurer approximativement le plein-emploi…[sans] exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée».
Pour conclure, l’État social n’est ni une création divine descendue du ciel, ni élucubration à partir de rien. Il n’est ni éternel ni autonome. C’est une construction sociale, qui dépend de choix sociaux manifestés par des décisions politiques, et comme toute construction sociale, elle se fait dans le temps et avec l’engagement et l’implication des personnes concernées.
Ce n’est pas non plus une carte bancaire sans code à la disposition exclusive des personnes qui savent s’en servir, mais il est la résultante d’un effort collectif, organisé par le politique, qui doit bénéficier à l’ensemble de la population. Dans ce sens, la logique de réciprocité entre l’État et le citoyen (droits et devoirs) et celle entre l’État et le marché est alors de mise dans tout projet de construction d’un État-social.
Construction sociale, l’État social n’est pas une panacée, il peut souffrir de maux tels que bureaucratie, inefficacité, corruption, connivence. Mais c’est une chose de reconnaître ces dysfonctionnements pour y remédier, c’en est une autre de les prendre pour prétexte pour privatiser, libéraliser, flexibiliser à tout va, sans arguments solides ni études concluantes menées au préalable, et sans autre résultat que l’accroissement des inégalités jusqu’à le blocage du modèle économique.
________________________
(1) Docteur en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’auteur remercie J. Brunet-Jailly et F. Mourji pour leur lecture et leurs remarques généreuses et lucides sur une version préliminaire de cet article.
(2) Le taux marginal d’imposition des revenus était de 65% en France en 1983 et de 87% au Maroc à la même période. Il a baissé à 45% et à moins de 38% respectivement.
(3) Certes, l’approche hypothético-déductive adoptée par le courant néo-classique, auquel appartient V. Pareto, considère que les hypothèses du modèle n’ont pas à être en parfaite cohérence avec l’observation de la réalité, mais ce qui compte c’est l’enchaînement logique des idées et leur cohérence interne. Or, ces hypothèses contiennent en elles une certaine lecture de la société et des a priori relatifs aux comportements des agents qui ne peuvent être taxés de neutralité.
(4) À ne pas confondre avec la proposition de la «monnaie hélicoptère», car toutes les personnes ne sont pas égales devant la crise sanitaire et ses conséquences économiques. La seule limite à l’intervention publique dans de telles conditions est celle relative à l’usage que l’Etat fait de l’argent emprunté. Celui-ci doit être conforme avec l’esprit de l’Etat-social que traduit la quête conjointe de l’efficacité économique et de la justice sociale.
(5) En revanche, on a raison de penser qu’elles ont plutôt augmenté, car, d’une part, leur calcul se fait au Maroc sur la base des dépenses de consommation et celles-ci ne représentent qu’une faible partie des revenus des plus favorisés ; d’autre part, les inégalités du patrimoine qui doivent être encore plus marquées, ne sont pas captées par cette mesure de l’indice de Gini.
Références :
Kalecki, M. (1968). Trend and Business Cycles Reconsidered. The Economic Journal, 78(310).
Kalecki, M. (1971). Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy, 1933- 1970. Cambridge : Cambridge University Press.
Keynes, J. M. (1936). Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Chapitre XXIV – Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire. Paris : Éditions Payot, 1942.
Ramaux, C. (2012). L’État social, pour sortir du chaos néolibéral. Paris : Fayard/Mille et une nuits, coll. «Essais».
Tamsamani, Y. Y. (2017). L’évolution des dépenses de santé au Maroc : une analyse des déterminants démographiques et macroéconomiques. MPRA paper (83996).
Article paru initialement dans Finances News Hebdo