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Les crises vont assurément de pair avec des surprises. Des mesures de politique économique tenues pour déstabilisatrices en temps normal, sont jugées fort opportunes, et des idées reléguées aux marges resurgissent avec force. A l’instar de l’ébranlement financier en 2008, la crise actuelle a signé le retour en grâce de l’utilisation de l’instrument budgétaire en réponse à la poussée récessive : hier stipendié, le déficit public est paré aujourd’hui de nombre de vertus tant au sein du mainstream que chez les policy makers. De même, des vues analytiques écartées sont convoquées dans le débat. Est exemplaire à cet égard, la résurgence dans les années 2010 de l’hypothèse d’instabilité intrinsèque de Minsky selon laquelle la progression de l’endettement sous l’impulsion de la croissance engendre une prise de risque excessive qui débouche sur une accentuation de la fragilité financière et, partant, sur une dynamique récessive accompagnée d’un resserrement du crédit. Jean-Claude Trichet alors gouverneur de la Banque centrale européenne et Janet Yellen vice-présidente de la Réserve Fédérale ont considéré cette hypothèse comme étant appropriée à la compréhension des mécanismes de la crise financière et de sa propagation. Un autre exemple est donné par Kalecki dont des lignes d’analyse inspirent la démarche adoptée par Krugman dans sa critique des dispositifs de lutte contre la crise de 2008 et de l’austérité budgétaire. En mettant l’accent sur le rôle central des dépenses et les bienfaits des expansions budgétaires, le célèbre chroniqueur du New York Times incite à mesurer l’actualité de cette figure de la pensée économique moderne dont l’œuvre reste fort injustement méconnue.
De la primauté des dépenses à…
L’Économie contient plusieurs exemples de découvertes multiples résultant du fait que des auteurs s’ignorant mutuellement, développent parallèlement des propositions d’analyses fondamentales très proches. Le cas de Keynes et de Kalecki est des plus illustratifs. L’un et l’autre se sont attachés à dérouler dans les années 1930 des projets qui visent à dénouer l’énigme de la demande effective en étudiant les déterminants du revenu global et de l’emploi. Cette étroite proximité a été rapidement mise en relief par Joan Robinson qui, au demeurant, soutient que l’approche de Kalecki est supérieure à celle de l’auteur de la Théorie générale en ce qu’elle explore cette énigme en mettant l’accent sur les modalités de fixation des prix et la répartition des revenus. L’histoire a consacré, on le sait, Keynes comme l’architecte de la macroéconomie au détriment de Kalecki dont la démarcation vis-à-vis de l’orthodoxie est à maints égards autrement plus nette.
L’un des apports essentiels de Kalecki est l’élaboration d’une analyse qui met en avant le rôle déterminant des dépenses dans la génération des profits. Il part de la relation simple selon laquelle la valeur du produit global est égale aux achats de biens de consommation et d’investissement. D’où :
Salaires + profits = consommation des salariés + consommation des entrepreneurs+ investissements.
En supposant que les salariés consomment la totalité de leur revenu disponible, il vient :
Profits = consommation des entrepreneurs + investissement
Cette équation constitue la clé de voûte de l’approche kaleckienne. Kalecki y confère un caractère causal : les dépenses des entrepreneurs déterminent le montant des profits. Comme l’a bien mis en évidence Jean Cartelier, cette proposition implique une asymétrie fondamentale entre les entrepreneurs et les salariés à un triple titre. D’abord, le niveau d’activité est déterminé par l’initiative de dépenses des entrepreneurs : le montant de la production et le volume d’emploi sont du seul ressort de ces derniers. En exécutant leur projet eu égard à leurs anticipations, ils fixent un niveau d’emploi quelconque qui ne peut être égal au volume d’emploi disponible que par pur hasard. Le chômage constitue, selon Kalecki, « une composante essentielle de l’état normal du système capitaliste ». Ensuite, les entreprises possèdent la capacité de fixer les prix. Ce faisant, elles déterminent les salaires réels et contraignent, par conséquent, les dépenses de consommation des salariés. Enfin, elles commandent les modalités de répartition des revenus en salaires et profits. Cette logique macroéconomique diffère radicalement de celle de la macroéconomie dominante. Il ne saurait être question d’un marché du travail où l’emploi et le salaire réel sont déterminés par le jeu symétrique de l’offre et de la demande sur le même mode qu’une paire de ciseaux. Les salariés ne sont pas en mesure d’influer sur le niveau de l’emploi en révisant leurs prétentions salariales. De même que les entrepreneurs ne fixent pas les divers volumes d’emploi en fonction du salaire. Le comportement du système n’est pas, dans ce contexte, la résultante d’une offre globale fixée par les conditions de production et les préférences des agents.
Dans nombre de ses interventions sur les crises et les politiques économiques, Krugman semble faire sienne les vues kaleckiennes en particulier dans Sortez nous de cette crise…maintenant. « Le fait –écrit-il- que tes dépenses sont mes revenus et que tes revenus sont mes dépenses [est], un élément essentiel pour qui veut comprendre ce qui détraque cette dernière [l’économie mondiale] – un élément qui semble échapper à l’entendement des politiciens et des décideurs ». Cette assertion, qui se situe dans le droit fil du principe de la primauté des dépenses, participe d’une vision de l’économie comme système de relations monétaires. En affirmant dans le même contexte que « tout est affaire de demande », Krugman se démarque à bien des égards du principe de la prééminence de l’offre. Aussi soutient-il que le chômage est à imputer à l’insuffisance de dépenses privées et publiques et non au niveau des salaires. La baisse de ceux-ci, entraîne, selon lui, une contraction des revenus qui agit négativement sur la demande et sur l’emploi. Dans le même temps, il considère que la hausse de l’épargne s’accompagne d’une réduction des dépenses et du fléchissement de l’activité. Il reste cependant qu’il place ces propositions sous l’autorité de Keynes. S’il est vrai que l’approche kaleckienne survit dans le sillage des analyses qui se réclament du projet originel de la Théorie générale, la référence explicite à Kalecki est de nature à éviter les ambiguïtés de ce projet qui ont facilité sa réduction dans les termes des imperfections de marché sous l’égide de l’hypothèse de convergence vers le plein emploi à long terme.
…à la politique budgétaire
C’est à partir de son équation fondamentale que Kalecki fournit une argumentation serrée en faveur du soutien à l’activité par les dépenses publiques. En prenant en compte les interventions publiques et en supposant que la consommation des entrepreneurs est négligeable, l’équation se réécrit :
Profits après impôts = investissement + dépenses publiques – recettes
ou encore
Profits après impôts = investissement + déficit public
Le déficit génère des profits qui se confondent avec les profits globaux. Comme tel, il participe à la fixation du niveau général de l’activité. Si l’État accroît ses dépenses, toutes choses étant égales par ailleurs, le déficit et les profits s’élèvent d’un même montant. « Le déficit du budget – écrit Kalecki- peut être considéré comme un excédent commercial artificiel. Dans le cas d’un excédent commercial, un pays reçoit plus grâce à ses exportations qu’il ne paie pour ses importations. Dans le cas d’un déficit du budget, le secteur privé de l’économie reçoit plus de dépenses du Gouvernement qu’il ne lui paie d’impôts ».
Cette perspective enveloppe des implications qui vont toutes à l’encontre de l’effet de l’éviction. En premier lieu, des dépenses publiques financées par le déficit accroissent les achats de marchandises auprès du secteur privé et stimulent donc l’activité des firmes. En deuxième lieu, le déficit public améliore les perspectives de profit des entreprises ; ce faisant, il contribue à la hausse des cours des titres émis par les firmes privées en même temps qu’il incite les banques à modérer leurs taux d’intérêt. Enfin, le déficit n’entraîne pas une raréfaction de l’épargne. L’accroissement du revenu auquel il contribue induit une hausse de l’épargne. Loin d’évincer les entreprises, le déficit budgétaire exerce, de par son effet créateur de demande et de profits, un impact positif sur les décisions de production et d’investissement.
Lorsque le déficit est financé par l’emprunt, l’État peut s’employer à éviter que le poids des intérêts pèse sur la croissance. A ce sujet Kalecki définit une forme de taxe sur le capital destinée à faire face à la charge de la dette publique sans affecter les dépenses globales. Cette taxe, dont le taux doit être proportionnel aux intérêts de la dette publique, serait applicable à la totalité du capital quelle que soit sa forme ou son détenteur (ménages ou firmes). Comme telle, elle n’aurait pas d’incidence sur la répartition du capital entre ses différentes affectations. Tout capital non investi serait également taxé. Le principe de la proportionnalité de la taxe aux intérêts produits par la hausse des emprunts publics n’affecte pas l’activité globale. La dette publique ne découragerait pas, dans ce contexte, l’investissement et la consommation des détenteurs de capitaux. Dans le cas d’un endettement public croissant, le taux de la taxe serait modifié uniquement en fonction des mouvements du taux d’intérêt. Afin d’alléger le prélèvement fiscal sur les entreprises, des modalités d’application particulières pourraient être envisagées. Elles consisteraient pour l’essentiel à rendre la taxe déductible du revenu imposable. Le manque à gagner fiscal qui en découlerait pourrait être compensé par la taxation des intérêts supplémentaires de la dette publique.
La critique que formule Krugman à l’endroit de la finance saine et de la thèse des restrictions budgétaires expansionnistes rejoint bien l’analyse de Kalecki. Selon cette critique, en situation dépressive ou d’atonie de la croissance, le déficit produit des effets stimulants sur la production et l’emploi. Le coût de l’endettement dans ces conditions est contrebalancé par la hausse de la demande et des revenus et l’évolution du taux d’intérêt se trouve déconnecté de celle du déficit. Cette déconnexion joue sur le mode majeur lorsqu’une politique monétaire accommodante freine l’alourdissement du service de la dette. D’autre part, Krugman récuse le point de vue austérien selon lequel l’austérité accroît la confiance dans l’orientation de la politique budgétaire et incite les entreprises et les ménages à anticiper une baisse des impôts et des taux d’intérêt qui vient relancer l’économie. Ainsi, il affirme que l’austérité génère intrinsèquement des effets récessifs par son impact négatif sur la demande intérieure et sa composante publique. Cet impact ne peut être compensé par l’incidence favorable attendue de la réduction de la ponction fiscale. Censée transiter par les effets de confiance, cette incidence est peu plausible. Loin de stimuler la demande globale, l’ajustement par les dépenses publiques génère des comportements qui accentuent la baisse des dépenses à travers le gonflement de l’épargne et le rationnement de l’emploi.
Krugman inscrit explicitement cette assertion, à la différence de ses considérations sur le rôle moteur de la dépense, dans la lignée de Kalecki en la rattachant à un article de 1943. Dans cet article, qui analyse la relation entre le déficit public et l’emploi, M. Kalecki se penche sur l’influence des entrepreneurs sur le profil de la politique budgétaire à travers la mise en avant de l’état de confiance comme déterminant de l’emploi. Dans un contexte d’expansion de l’investissement public, la hausse du poids de l’État dans l’activité économique risque de susciter des réactions défavorables décourageant l’initiative privée. Cette défiance entraîne un déclin des dépenses des entreprises et un recul de l’emploi de sorte que le décideur public se trouve confronté à des tendances qui contrecarrent son objectif de réduction du chômage imposant des mesures de contrôle du déficit public. Cet arbitrage s’explique, selon Kalecki, par le fait que le chômage constitue, aux yeux des entrepreneurs, une menace nécessaire à la préservation de discipline du travail et de la productivité.
De cette analyse Krugman dégage une double conclusion : outre que l’argumentation en faveur de l’austérité ne bénéficie d’aucune caution analytique, elle résulte de choix politiques nourris de poncifs et de préjugés infondés à l’endroit du déficit.
« Le renouvellement de la pensée économique passe par la lecture de vieux livres ». Au-delà de son ton ironique, cette fameuse déclaration de Mark Thom lors d’un colloque tenu en 2011 sur les exigences d’un changement théorique, signale la dette des analyses contemporaines à l’égard des fondateurs. La crise somme immanquablement la tradition macroéconomique dominante de répondre à la mise à l’épreuve de ses idées et préceptes de politique économique, et de se confronter aux approches concurrentes. A observer ses prises de position et ses considérations face aux conséquences du choc sanitaire, on peut les saisir, en s’inspirant du philosophe des sciences Pickering, dans les termes d’une accommodation qui consiste à procéder à des révisions en conservant intacte la structure théorique d’ensemble. Le retournement en faveur du déficit public est emblématique de cette accommodation qui révèle, au fond, des incohérences. Il s’agit d’une révision ad hoc dictée par les impératifs de gestion de la crise : c’est l’art du décideur public, et non la théorie de la politique économique, qui est appelé à la rescousse en vue de justifier l’abandon des règles d’encadrement de l’endettement et du déficit et l’injection de liquidités pour contrer la récession et soutenir la consommation et l’investissement. Cette attitude, qui se double d’une mise en veilleuse des arguments traditionnellement opposés aux politiques budgétaires actives et de la rhétorique qui les accompagne, débouche sur une scission entre le principe d’efficience associé à l’allocation optimale des ressources sur les marchés et ses implications de politique économique. Le plaidoyer en faveur de la mobilisation de l’instrument budgétaire est manifestement en porte-à-faux avec les inefficacités et l’instabilité attribuées au financement du budget public par l’emprunt. Ce plaidoyer ne procède en effet d’aucune révision d’hypothèses ou conclusions théoriques afférentes à l’efficience comme point d’appui à la conception des décisions budgétaires et monétaires. Sous ce rapport, l’accommodation apparaît comme une pause contingente à la crise, à l’image de celle qui a suivi l’ébranlement de 2008 pour céder place à la défense de l’austérité moins de trois ans après. En l’absence d’arguments formulés au sein de la structure théorique de base en faveur du déficit public, l’accommodation apparait bien fragile : non seulement elle ne tient pas compte des démentis apportés à l’inadéquation des politiques conventionnelles, mais elle ne justifie pas les réponses des décideurs publics à la récession. Si la crise ne semble pas ouvrir la perspective de changements théoriques, elle donne l’occasion de (re) découvrir la pertinence de… vieux textes de Kalecki.
Par Rédouane Taouil, Professeur à l’Université Grenoble Alpes. Ce texte doit beaucoup à la lecture des travaux de Joseph Halevi, professeur à l’université de Sydney, ainsi qu’à de nombreux échanges avec lui. Qu’il soit ici vivement remercié sans que sa responsabilité soit engagée.