Étant donné d’un côté les réformes d’ouverture mises en œuvre au Maroc et de l’autre les défis[1] auxquels il fait face, l’élargissement de son espace budgétaire, dans le sens de mobiliser davantage de ressources, apparaît comme une nécessité. C’est dans ce cadre que l’étude des écarts fiscaux se situe.
L’écart de TVA que nous allons calculer consiste à ressortir la différence entre les recettes potentielles et celles réellement observées. La base fiscale que nous retenons pour appréhender les premières est déterminée à partir des données des tableaux entrées-sorties et celles de l’enquête sur les dépenses et niveaux de vie des ménages (The RA-GAP Methodology (Hutton, 2017)). Nous appliquons aux divers postes de dépenses les taux différenciés de TVA. Tandis que les recettes réelles sont issues des publications annuelles de l’administration fiscale ; elles sont le résultat du contexte conjoncturel et de la capacité de l’administration fiscale à recouvrir l’impôt.
Outre le coût budgétaire de l’évasion et la fraude, nous évaluons également celui de la dépense fiscale par rapport à la structure fiscal de référence (SFR), comme étant un écart “légal” qui émane de la réglementation fiscale. Ce travail peut donc contribuer à éclairer les décideurs en vue d’améliorer les recettes budgétaires.
Pourquoi est-ce important pour le Maroc ?
Depuis son adoption par le Maroc en 1986, la TVA a connu d’importants changements aussi bien au niveau des règles de son application qu’au niveau de l’évolution de ses recettes. Elle est ainsi considérée comme une importante source de financement du budget de l’État et des collectivités locales, (qui bénéficient de 30% du produit de cette taxe). Ses recettes ont atteint l’équivalent de 9% du PIB en 2012, soit la contribution la plus importante par rapport aux autres impôts, ce qui fait de l’évaluation de sa performance une priorité.
Nous pouvons distinguer à partir du graphique 1 deux périodes, la première s’étend de 1986 à 2005 est caractérisée par une quasi-stagnation des recettes de TVA, et la deuxième de 2005 à 2017, et marquée par une augmentation rapide de celles-ci.
Figure 1 – Evolution des recettes de TVA de 1986 à 2017 (% PIB)
Les recettes de TVA ont atteint 75259,82 MDH en 2013 soit le montant le plus élevé durant toute la période. Quant à la capacité du recouvrement, le ratio TVA/PIB montre une réelle amélioration, il est passé d’une moyenne de 4,9% durant la première période à une moyenne de 7,7%. Nous constatons en plus que le taux de croissance des recettes durant la deuxième période est généralement supérieur à celui la base fiscale. Prenons par exemple l’année 2005 où les recettes de TVA ont augmenté de 6% alors que la consommation finale n’a augmenté de 1,8%. Pour une taxe qui est globalement proportionnelle telle que la TVA, ce constat constitue un premier indicateur de l’effet qui peut émaner simultanément d’une modification de la politique fiscale, d’une amélioration de l’implémentation de celle-ci ou des changements dans la structure de consommation.
Si l’on suppose, pour le cas de TVA, que la structure fiscale de référence correspond à la taxation de toute la consommation finale au taux standard, l’écart fiscal résulterait non seulement de l’effet des taux réduits et des exonérations, mais également des comportements de non-conformité. Puisque l’on compare à un système fiscal hypothétique, où non seulement le taux de la taxe est unique, mais également les contribuables se comportent conformément à la législation fiscale en matière de TVA. L’un des outils de diagnostic qui adopte cette comparaison est le ratio C-Efficiency (noté Ec) qui sert à mesurer l’écart entre les recettes réelles de TVA et leur potentiel de référence définit comme les recettes annuelles qui seraient obtenues suite à l’application du taux standard à toute la consommation finale, sous l’hypothèse de l’absence de tout comportement frauduleux visant à réduire le montant hypothétiquement exigible de la TVA. Le graphique de gauche (dans la figure 2) montre un changement considérable de l’évolution de ce ratio, avec une valeur moyenne de 35% entre 1986 et 2004, et de 56% entre 2005 et 2017. La lecture de ce résultat peut être faite ainsi : pour une valeur de 56% le Maroc n’a collecté que près de la moitié des recettes qu’il aurait idéalement collectées, s’il n’appliquait que le taux standard à toute la consommation finale.
Figure 2 – Evolution du ratio C-Efficiency
De manière analogue, si l’on suppose que le fait d’étendre l’effectivité en appliquant le taux standard à toute la consommation finale augmenterait les recettes de TVA de (1−Ec)/Ec, on obtient le graphique de droite, qui montre que le Maroc pouvait collecter en moyenne entre 1986 et 2005 1,87 fois (187%) plus que ce qu’il a collecté réellement, et qu’il pouvait augmenter les recettes de TVA de 81% en moyenne entre 2005 et 2017. Ainsi, le taux unique (Ec × ts) qui aurait permis de collecter les montants théoriques des recettes, si appliqué à la base de référence est de 6,78% en moyenne entre 1986 et 2005, et de 11,15% en moyenne entre 2005 et 2017. Il y a eu donc à partir de l’année 2005 une réelle amélioration dans la collecte des recettes de TVA. Toutefois, nous assistons de nouveau à une hausse du manque à gagner durant les dernières années.
Figure 3 – Evolution des recettes réelles et potentielles de TVA (en % du PIB)
Nous calculons donc l’écart fiscal de TVA de 2007 à 2015 (graphique 3), période où l’on constate un essoufflement des recettes de TVA. Il s’est avéré que l’écart dû à la non-conformité a atteint 55003.13 MDH en 2015, soit 5,56% du PIB. Ceci dit, l’administration fiscale n’a pu prélever que 68,7% des recettes qui sont percevables selon les règles d’application (en tenant compte des exonérations et des taux réduits), et des montants de toutes les consommations finales réalisées par les ménages, les APU et les ISBL ainsi qu’une partie de la consommation intermédiaire[2]. Les recettes qui auraient dû être perçues s’élèvent donc à 129,63 MMDH en 2015, et à une moyenne de 13,47% du PIB entre 2007 et 2015.
Le niveau potentiel des recettes de TVA provenant des ménages a représenté ainsi 9,42 % du PIB entre 2007 et 2015, soit le maximum atteint par le total des recettes réelles de TVA en 2012. Ceci montre que l’évolution du potentiel fiscal de TVA est dû principalement à l’évolution de la consommation des ménages[3] qui en 2015 a augmenté de 50,9% par rapport à 2007.
L’approche “descendante” que nous avons utilisée a permis dans une deuxième étape de déduire le coût budgétaire des dépenses fiscales comme étant un écart dû uniquement à la politique fiscale (Policy gap). Cet écart a été déduit comme un résidu suivant la méthode de Keen (2013) qui consiste à décomposer le ratio CEfficiency. Les résultats (graphique 4) montrent que les exonérations ont coûté 1,11% du PIB en moyenne entre 2007 et 2015 soit une perte annuelle moyenne de 9238,3 MDH. Les taux réduits ont coûté 1,09% du PIB, soit 8953,6 MDH de perte. Ainsi, les effets des décisions de l’administration fiscale sur les recettes se sont traduits par une perte de 18191,9 MDH en moyenne entre 2007 et 2015, soit 2,2% du PIB.
Figure 4 – Écart dû à la politique fiscale (en % du PIB)
Outre la décomposition du ratio C-Efficiency, l’analyse de sa variance[4] a montré que ses fluctuations s’expliquent à hauteur de 80% par l’écart lié au non-respect des procédures fiscales, tandis que celui lié à l’application des taux réduits et des exonérations n’en explique que près de 8%. Le reste (12%) étant expliqué par la relation (les interférences) entre les deux. Cela signifie que les variations annuelles de l’écart fiscal global ont été fortement influencées par le comportement de non-respect de la législation relative à la TVA et moins par les effets des décisions prises par l’administration en matière de dépenses fiscales. En outre, ces deux effets n’ont pas évolué indépendamment (covariance positive entre eux). Un tel résultat montre qu’au Maroc, l’écart global de TVA s’explique principalement par le non-respect de la législation fiscale, contrairement aux économies avancées[5], où l’évolution du ratio C-Efficiency s’explique moins par les changements dans la conformité que par les changements de la politique fiscale (Ueda, 2017).
Que nous apprend la structure de la consommation des ménages ?
La structure de la consommation des ménages au Maroc suggère qu’une taxation plus uniforme (accompagnée d’une réduction du nombre de taux) est une option envisageable, et pourrait conduire à une augmentation des recettes de TVA.
Comme le montre le graphique 5, le coefficient budgétaire des consommations sous-taxées (par rapport au taux standard) de la population la moins aisée (appartenant au décile 1) est de 40%, tandis que celui de la population la plus aisée (décile 10) est de 31%. Soit un écart de 5,6 pp prouvant que plus le ménage est aisé plus sa dépense de consommation s’oriente vers les produits taxés au taux standard.
Figure 5 –Coefficients budgétaires des consommations sous-taxées et exonérées par déciles
En plus, l’étendue des coefficients budgétaires au sein du dernier décile est le plus large. Ce qui signifie que les habitudes de consommation des ménages les plus aisés sont très hétérogènes. On constate ainsi que la part que consacre une bonne partie de ces ménages aux produits exonérés et sous taxés est proche de celle des ménages les moins aisés. Le même constat est valable pour le neuvième décile, sachant que les ménages appartenant aux deux derniers déciles absorbent à eux seuls près de 47% de la dépense de consommation totale. Et bénéficient ainsi de la plus grande partie des dépenses fiscale relative à la TVA.
Quelles sont les mesures à préconiser dans un contexte de ralentissement de l’activité économique ?
L’impact du manque de conformité sur les recettes de TVA, peut s’avérer encore plus sévère en cas de ralentissement drastique de l’activité économique. En effet Brondolo (2009) précise qu’il y a plusieurs canaux par lesquels transite le risque de non-conformité en période de crise :
Les contribuables confrontés à un risque de faillite peuvent être tentés de recourir à l’évasion fiscale comme source alternative de financement, et minimiser les risques de pénalités par rapport aux gains potentiels. En outre, la détérioration de la situation budgétaire peut dans le long terme entraîner une réduction des ressources allouées à l’administration fiscale et, par conséquent, une perte d’efficacité dans le recouvrement de l’impôt et dans l’implémentation des mesures fiscales adoptées. Face à ces risques, l’une des recommandations qui peuvent être formulées à l’attention de l’administration fiscale, portent principalement sur la simplification de la tarification.
Il s’agit de rendre la structure fiscale de TVA plus uniforme, et ce en réduisant le nombre de taux afin de limiter les risques de fausses déclarations et atténuer les difficultés de control par l’administration fiscale. Ceci est justifié par le fait qu’il existe un lien positif entre l’écart dû à la politique fiscal et celui dû à la non-conformité. Nous estimons donc qu’une réduction des dépenses fiscale (via la suppression des taux réduits par exemple), limiterait les comportements frauduleux. La disposition devrait toutefois comporter un mécanisme pour « compenser » les couches sociales qui en pâtiraient, en leur accordant des aides directes. L’avantage indirect est qu’une certaine vérité des prix ainsi obtenue réduirait le gaspillage et / ou es détournements d’objectif[6].
Le graphique 5 révèle que les 20% des ménages les plus aisés de la population marocaine réalisent à eux seuls près de la moitié (47%) des dépenses de consommation totale, ils absorbent ainsi la part la plus substantielle de la dépense fiscale. Les finances publiques gageraient en qualité de rôle redistributif puisque les gains réalisés serviraient à financer des programmes sociaux bien ciblés pour qu’en profitent prioritairement les couches sociales démunies.
Par Mohamed Htitich, Lauréat du master Econométrie appliquée de l’Université Hassan II.
Références
Barbone, L., Bonch-Osmolovskiy, M., Poniatowski, G., 2015. Study to Quantify and Analyse the VAT Gap in the EU Member States. SSRN Electronic Journal.
Brondolo, J., 2009. Collecting taxes during an economic crisis: challenges and policy options. International Monetary Fund.
Delpech, J., Bégin, C., 1973. T.V.A. et consommation des ménages. Statistiques et études financières, n°12, 1973.
Ebrill, L., Keen, M., Summers, V., 2001. The Modern VAT.
Hutton, E., 2017. The Revenue Administration-Gap Analysis Program: Model and Methodology for Value-Added Tax Gap Estimation. Technical Notes and Manuals.
Keen, M.M., 2013. The Anatomy of the VAT. International Monetary Fund.
Mourji, F., 2011. L’incidence fiscale au Maroc–Cas de la TVA. Presentation at the FERDI conference on taxation; development.
Reckon, L., 2009. Study to quantify and analyse the VAT gap in the EU-25 Member States. Report for DG Taxation and Customs Union, September.
Ueda, J., 2017. The Evolution of Potential VAT Revenues and C-Efficiency in Advanced Economies. IMF Working Papers.
[1] L’ouverture s’est traduite par la signature de plusieurs accords de libre échange qui ont conduit à la baisse des recettes douanières, et les défis concernent les besoins en infrastructures et biens publics pour résorber les poches de pauvreté et atténuer les inégalités.
[2] Il s’agit de la TVA payée sur la consommation intermédiaire des inputs utilisés dans la production exonérée. Ainsi, La contribution de chaque branche d’activité à la base de TVA se mesure par la part de sa production exonérée, sans droit à la déduction, dans sa production totale.
[3] La variation du potentiel fiscal de la TVA s’explique également par la variation du taux effectif qui résulte des modifications dans les règles d’application (par exemple, le passage du taux standard au taux réduit, ou inversement), ou un changement dans les habitudes de consommation. Voir table 4 dans du document accessible ici
[4] Voir Table 6 de de la version intégrale de l’étude sur l’écart fiscal accessible en cliquant ici
[5] Les travaux sur l’écart fiscal de TVA, ont concerné essentiellement les pays de l’UE en raison de la faisabilité qu’offre l’uniformité du system fiscal et la disponibilité des données requises (voir Reckon (2009) , Barbone et al. (2015)).
[6] A titre d’exemple, la non taxation du pain fait que d’un côté on assiste à de grandes quantités jetées (au même titre que des ordures ménagères) et de l’autre on relève leur achat par des exploitations agricoles en vue de nourrir le bétail (à priori non ciblées par les taux bonifiés).