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L’objectif de ce billet est de mettre en lumière ce que le débat autour de la réforme des retraites laisse dans l’ombre la plus totale : la redistribution des gains de productivité et la remise en question de l’argument démographique (cas du Maroc). Tout en soulignant que la réponse à ces questions-là est loin d’être arithmétique, comme le souligne certains rapports officiels (Banque Mondiale, 2005 ; Actuaria [1], 2010 ; BIT, 2011 ; Haut-Commissariat au Plan 2012 ; Cours des Comptes, 2013), mais elle découle des choix volontaires de politiques publiques.
En 1980, le Maroc comptait 15 cotisants pour répondre aux besoins d’un retraité, alors que ce chiffre a baissé à 4,3 en 2015. Voilà le gros du fonds de commerce de l’argument démographique qui consiste à tirer le signal d’alarme en rapportant le nombre des cotisants à celui des retraités. Cette argumentation, censée souligner la charge insupportable à long terme que représenteraient les retraités pour les actifs ne peut expliquer à elle seule les problèmes dont souffre notre régime de retraite par répartition. Un rapport démographique n’est pas un rapport économique.
Évolution du taux de dépendance au Maroc

Source : Réalisé par l’auteur à partir des données des caisses de retraite
Car, ce qui n’est pas explicite dans le tableau précédent, c’est que les 4,3 actifs de 2015 produisent plus de richesse que les 15 actifs de 1980. Et c’est la principale limite de l’argument démographique qui repose sur le postulat d’absence de gains de productivité et de redistribution de la valeur ajoutée. En calculant la Productivité Apparente du Travail [2] (en valeur) entre 2000 et 2015, nous constatons que cette dernière n’a fait qu’augmenter. Cette dernière a plus que doublé en l’espace de 15 ans seulement, passant de 44 244 Dirhams par travailleur à 91 977 Dirhams.

Source : Réalisé par l’auteur à partir des données des caisses de retraite et du HCP
Dans son livre (L’enjeu des retraites, 2010), Bernard Friot mentionne dans un passage « Imaginons cet argument là en 1950 : 1 citoyen sur 3 travaille dans l’agriculture, alors qu’il n’y en aura que 1 sur 30 en l’an 2000. La famine en l’an 2000 est donc inévitable. C’est un constat arithmétique ! ».
Ce passage du livre de Bernard Friot est peut-être caricatural, mais illustre en partie le biais de cette théorie arithmétique. Avec toutes les transformations du marché de travail, du salariat, de l’organisation familiale, de l’augmentation des inégalités et des écarts sociaux, ne serait-il pas légitime de passer de l’argument arithmétique à celui de la redistribution des gains de productivité. C’est-à-dire que le plus important n’est pas de savoir combien aura-t-on de personnes X pour répondre aux besoins des personnes Y, mais de savoir si les gains de productivité créés par la personne X seraient suffisants pour répondre aux besoins des personnes Y.
Or, ces questions de régénération et ensuite de la redistribution des gains de productivité sont absentes du débat actuel sur la réforme des systèmes de retraite. Car, il est important de le rappeler, les gains de productivité donnent lieu à la création d’un surplus distribuable sous plusieurs formes, aux salariés à travers une hausse des salaires, à l’entreprise en augmentant les profits, aux actionnaires en leur offrant des dividendes, aux consommateurs en baissant les prix, à l’Etat en augmentant les recettes. Ainsi, le débat n’est plus arithmétique, mais il relève du choix de politiques publiques.
En supposant vrai le postulat qui veut que les retraités soient des inactifs et que la dynamique d’une société repose sur les actifs occupés, c’est-à-dire ceux qui ont un emploi. Le rapport des 60 ans et plus sur les 20-59 ans n’est en aucun cas un indicateur du rapport entre actifs occupés et inactifs, le seul qui ait un sens économique. Cette lecture permet de sortir de la logique de l’argument démographique et se poser la question comment assurer les besoins croissants de financement du système de retraite dans un contexte où la proportion d’actifs occupés reste stable ?
Afin de mieux approcher cette question, nous observerons l’évolution du ratio « inoccupés /occupés » depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. Nous constatons que ce dernier reste stable et tourne autour de 2,1 entre 2002 et 2014.
Evolution de la productivité apparente du travail et du ratio inoccupés-occupés
Source : Réalisé par l’auteur à partir des données du HCP
En contrepartie, et malgré la forte part de l’emploi agricole dans l’emploi total (près de 40%), les emplois générés par ce secteur n’ont pas dépassé 5.000 emplois par an en moyenne entre 2000 et 2012, soit près de 4% de l’ensemble des emplois créés durant cette période. En contrepartie, la croissance de la productivité du travail dans le secteur de l’agriculture, forêt et pêche a connu une évolution hallucinante, associée directement à la mise en œuvre du plan « Maroc vert » (2007-2012) favorisant des investissements à forte intensité de capital en vue d’augmenter le rendement du secteur. Le plan « Maroc vert » a permis au secteur agricole d’enregistrer un gain de productivité du travail de plus de quatre points de pourcentage entre les périodes 2000-2007 et 2007-2012, passant respectivement de 3,7% à 8% [3].
Quant aux secteurs qui ont contribué le plus à la création d’emplois, ce sont les services et le BTP. Selon le même rapport du ministère de l’emploi (2015), ils ont contribué pour près de deux tiers à la variation de la valeur ajoutée totale et sont à l’origine de plus de 93% des emplois créés au Maroc entre 2000 et 2015. En termes d’évolution, les deux secteurs ont enregistré une hausse de leurs contributions à l’emploi global, accompagnée par une hausse des gains de productivité du travail. Cependant, cette évolution pourrait être considérée comme étant faible par rapport au poids des emplois créés (93%). Cela s’explique essentiellement par le faible niveau de qualification de la majorité de l’emploi créé dans ces deux secteurs, ce qui diminue logiquement la productivité du travail.
Il faut prendre la mesure de la rupture historique que cela représente. Depuis environ un siècle et demi, les salariés avaient progressivement réussi à imposer que l’augmentation régulière de la richesse produite se traduise par une baisse de la durée du travail, baisse journalière, hebdomadaire mais aussi du nombre d’années travaillées sur la vie entière. Cette baisse de la durée du travail a considérablement modifié le rapport à la retraite. C’est cette avancée de civilisation qui est aujourd’hui remise en cause. Ainsi, le débat sur la retraite nous renvoie directement au modèle de croissance générateur de la richesse et aux modalités de partage de la richesse créée entre salaire et profit.
Par
BELKOUCH Hicham
Doctorant en économie à l’Université Paris Nanterre, l’Université Mohamed V de Rabat et à l’Université Internationale de Rabat et chercheur associé à la Chaire Prévoyance et Retraite. Contact : belkouch.h@gmail.com
Notes :
[1] Cabinet français d’actuariat qui avait réalisé une étude sur la réforme du système de retraite au Maroc.
[2] Productivité apparente du travail = PIB / Nombre de travailleurs.
[3]« Etude sur la situation de l’emploi au Maroc » Ministère de l’Emploi et des Affaires Sociales (2015).