Télécharger le billet de blog en format PDF
La pandémie que nous vivons marque l’apparition inopinée d’une valeur de la vie humaine dans les préoccupations de l’humanité. Certes, nous étions habitués aux proclamations solennelles selon lesquelles la valeur de la vie humaine serait absolue. Mais de là à considérer que la vie humaine devrait être l’aune à laquelle tout progrès se mesurerait, il y avait un grand pas qu’on ne voulait pas franchir. Il était tellement plus important de s’enrichir en biens matériels que la vie humaine elle-même y a été asservie : esclavage, servage, misère ouvrière, guerre, racisme, phobie des migrants, etc., autant de termes pour dire des vies humaines méprisées.
D’ailleurs, le XXe siècle a été marqué par deux guerres mondiales, causant des morts par millions, mais aussi par des épidémies, dont le coût en vies humaines a parfois été lui aussi considérable : notamment pour la « grippe espagnole » en 1918-19, 20 à 100 millions de morts ; moins pour les suivantes : grippe « asiatique » en 1957-58 (un à deux millions de morts), et grippe « de Hong-Kong » en 1968-69 (un million de morts). Malgré ces lourds tributs, ces épidémies n’ont pas entraîné de réaction sociale et politique significative. Plusieurs explications ont été avancées, outre le contexte de la grande guerre : que la mort des personnes âgées était plus largement qu’aujourd’hui acceptée comme un phénomène naturel (ne le serait-elle donc plus ?) ; que l’information était moins rapidement collectée et moins diffusée ; que la médecine triomphait de tout depuis la découverte des antibiotiques. Toutefois, alors qu’en 1994 l’épidémie de peste à Surat passe inaperçue en dehors de l’Inde, malgré son coût énorme pour ce pays, la grippe de 2009 crée l’inquiétude : bien qu’elle ne cause pas plus de décès que les grippes saisonnières, elle résulte d’une recombinaison jamais observée jusqu’alors d’éléments provenant de plusieurs types de virus (porcin, aviaire et humain).
Inquiétude aussi parce que, fin des années 70, est apparu le sida, contre lequel la médecine n’a rien pu, pendant des années, faute de connaissances qu’il a fallu deux décennies pour acquérir, au prix d’un effort international gigantesque. Le nombre de décès est de l’ordre de 30 millions depuis 1981. Le nombre annuel de nouvelles infections reste environ le double du nombre de décès, qui est encore de l’ordre d’un million chaque année. Cette affection a été l’occasion pour la « communauté internationale », et notamment pour plusieurs chefs d’État, de faire assaut de bons sentiments et de grands gestes. Mais, alors qu’il consomme un tiers de l’aide au développement pour la santé, le sida n’est toujours pas vaincu, loin de là, alors que l’idée même de communauté internationale a vécu.
Et d’un coup, en 2020, face à une nouvelle pandémie, nous arrêtons l’économie mondiale pour un mois, puis pour deux mois, –ou plus, ou plusieurs fois, qui sait ?– et tout le système d’éducation sur toute la planète ! Pourquoi exactement ? Pour sauver parmi les vies humaines menacées par le Covid-19, celles des malades les plus âgés, plus précisément, celles de malades âgés dans les pays riches : sur 230 000 décès recensés au total au 30 avril, 70 % proviennent de 5 pays à haut revenu : Espagne, États-Unis, France, Italie, Royaume Uni ; et un mois plus tard, au 28 mai 2020, sur 356 000 décès recensés, les mêmes pays en ont enregistré 226 000 soit 63 % du total ! Selon les statistiques mondiales, les décès enregistrés dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest se comptent en quelques centaines (820 pour les pays du Club du Sahel au 2 juin 2020, dont 299 au Nigéria). Or tous les pays ou presque, tant au Nord qu’au Sud, ont pris des mesures de confinement, et tous frémissent désormais devant les conséquences de ces décisions : faillites inévitables, chômage massif, dettes publiques monstrueuses, comment et quand va-t-on en sortir ?
En fait, nous en sommes au tout début d’une expérience en vraie grandeur qui révèlera la valeur que, la peur aidant, nos sociétés ont donnée subitement à la vie humaine. Livrons nous à un calcul sommaire en attendant d’avoir des données plus complètes et définitives : s’il est vrai que la chute du PIB de l’Union européenne doit être de 7.7 % en 2020 (à partir d’une valeur de l’ordre de 13 700 milliards en 2019), en raison de la disparition de 163 000 malades (fin mai) du fait du Covid-19, la perte causée par chacun d’eux est de l’ordre de 6.5 millions USD. Peut-être faudrait-il encore ajouter à la perte de production (environ 1 000 milliards USD) le coût des mesures de lutte contre la crise, soit 540 milliards d’euros. Telle est l’estimation à partir de la perte de production dans quelques pays du Nord. Il y aura évidemment un intérêt considérable à analyser les décisions des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest dans la même perspective. Mais on devra aussi tenir compte, alors, du fait que la perte de production intervenue dans chaque pays à la suite de la pandémie n’est pas uniquement causée par les décès liés au Covid-19 : la perte de débouchés dans les pays clients, ou les difficultés d’approvisionnement auront leur part, qu’il sera nécessaire d’évaluer.
Ce qui est remarquable, c’est que l’ordre de grandeur de la perte enregistrée dans des pays tels que la France ou les États-Unis est assez comparable à celui que les économistes utilisent lorsqu’on leur demande d’étudier le rapport coût-bénéfice d’un investissement public : en Europe, la valeur de référence d’une vie épargnée compte pour 3 millions EUR. Les États-Unis emploient des valeurs supérieures, 9.3 ou 9.6 millions USD. Ces valeurs-là sont obtenues en analysant les décisions individuelles : quelle est la part de la prime de risque dans les rémunérations acceptées par les salariés ? Ou que répondent les sujets lorsqu’on leur demande combien ils paieraient pour se protéger de tel ou tel risque ?
Apparemment donc, la vie a une grande valeur d’après les comportements individuels ou collectifs observés dans les pays développés. Et il se pourrait que la valeur de la vie humaine pour ces sociétés soit plus grande encore que celle que lui donnent leurs citoyens pris individuellement.
Aussi, ces chiffres commencent à intervenir dans les décisions publiques et privées concernant les grands projets. Par exemple, la Fondation Bill et Melinda Gates commande en 2018 une étude sur la valeur de la vie humaine, afin de disposer d’estimations utilisables dans ses propres décisions d’investissement dans les pays à revenu faible ou moyen ; les meilleurs experts lui calculent alors la « valeur d’une vie statistique » (terme consacré) pour chacun des 129 pays : entre 2.5 et 4 millions USD (2015) pour des pays comme la Turquie ou la Russie, mais seulement entre 10 000 et 150 000 USD (2015) pour des pays d’Afrique au sud du Sahara.
Évidemment, dans le contexte national, l’unicité de la « valeur d’une vie statistique » pour les divers domaines de l’intervention publique traduit l’idée que le gain en vies humaines que procurera cette intervention doit être le même dans tous les secteurs concernés (par exemple l’équipement hospitalier et l’aménagement routier). Exigence élémentaire de justice, évidemment. Mais adopter la même règle sur le plan international, vous n’y pensez pas ! Cela pourrait rendre beaucoup trop rentables dans les pays pauvres des projets qui ne le seraient pas tant qu’on utilisera la valeur bien plus faible proposée par les experts. On admet donc en pratique des valeurs négligeables dans les pays pauvres, au motif que les pauvres ont d’autres priorités que les riches.
Ainsi donc la pandémie de Covid-19 nous rappelle aussi que la valeur de la vie humaine n’est pas, et de loin, la même sur toute la planète. C’est que toute notion de justice — l’aurait-t-on volontairement oublié ? — est absente de l’économie capitaliste triomphante.
Les épidémiologistes sont peut-être émotifs et leurs prévisions trop sombres, les économistes ont sans doute un « cœur de pierre » indifférent à toute éthique ; mais avec le Covid-19 leurs chiffres ont mis en pleine lumière une inégalité essentielle parmi celles qui minent le système économique dans lequel nous vivons. Cette pandémie fournira-t-elle l’occasion de faire un pas vers un peu plus de justice sur la planète, et forgera-t-elle la détermination inflexible qui y sera nécessaire ? Il faut le souhaiter et y travailler.
Joseph Brunet-Jailly
Économiste, Paris School of International Affairs, SciencesPo Paris
Article paru initialement dans oecd-development-matters