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  • Trois propositions pour financer la relance et le développement économique au Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani

    Trois propositions pour financer la relance et le développement économique au Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani

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    L’urgence de la relance économique en réaction à la crise sanitaire et l’impératif de construire un État social (voir le billet de blog ici) comme réponse aux défis du développement requièrent la mobilisation d’une quantité importante de fonds, ce qui plaide pour le recours à de nouveaux circuits de financement de l’économie. Pour qu’ils soient crédibles, ces derniers doivent être, politiquement responsables (ce qui n’est pas le cas du financement monétaire inconditionné et récurrent), et socialement acceptables de par leurs potentiels effets redistributifs ; et ils doivent par ailleurs échapper aux lois du marché financier (pour une meilleure maitrise de leurs coûts, puisque ce dernier est la seule chose qui compte dans la gestion de la dette publique) et en même temps permettre de discipliner (indirectement) le système bancaire en l’incitant à s’engager davantage dans le développement du pays.

    Outre les mesures que peut prendre le gouvernement à très court terme sans que cela ne demande une révision de fond en comble du cadre actuel de financement de l’économie, comme celles relatives à la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscales ou la refondation des niches fiscales sur une base contractuelle, trois nouvelles pistes de financement des besoins de la société et de l’économie semblent être prometteuses, répondent aux conditions susmentionnées et couvrent les principaux aspects de l’État social (investissement, solidarité ou couverture sociale, services publics) :

    1/ Une banque publique d’investissement dédiée au financement de l’investissement « utile »[2] :

    La création d’une banque publique d’investissement se justifie par le simple fait que le financement de l’économie et de son développement relève de l’intérêt général. Son fonctionnement doit être alors soumis à une logique différente de celle des banques commerciales qui se comportent comme des entreprises privées financiarisées en quête permanente d’une hausse des dividendes à remonter aux actionnaires. Or, le financement de l’économie marocaine et de son développement est un objectif commun dont la réalisation a été déléguée au secteur bancaire moyennant une rente de situation que procure les barrières à l’entrée (autrement dit, l’octroi d’agréments) instaurées par le régulateur. Il s’agit au fond d’un contrat implicite mais dont l’une des parties prenantes, le système bancaire en l’occurrence, n’a pas su honorer pleinement sa part d’engagements, comme peut l’attester l’écart persistant entre l’investissement effectif et l’investissement socialement optimal. Dans de telles conditions, L’État doit enfin se rendre à l’évidence, et donc prendre en charge une partie du financement de l’économie en créant sa propre banque d’investissement pour financer des projets satisfaisant à un double critère de viabilité économique et d’utilité sociale.

    Sur le plan organisationnel, cette nouvelle banque devra respecter les pratiques internationales de gouvernance en la matière (ce qui a fait défaut dans le cas de la BNDE et qui l’a conduit à sa faillite) et se doter notamment d’organes de contrôle et de conseil à la hauteur de sa mission.

    Cette banque ne viendra pas concurrencer d’une manière frontale les banques commerciales en place car sa cible sera composée de projets délaissés à la base par le système bancaire tel qu’il fonctionne aujourd’hui. En effet, sa mission sera de financer des projets dont la viabilité économique, au sens d’amélioration du bien-être social, est reconnue et l’utilité sociale avérée, mais dont le rendement financier à court terme est moins attractif pour les banques. En effet il s’agit de projets qui relèvent souvent de l’investissements de longue durée, risqués, et qui sont source d’externalités positives que le marché ne sait pas les évaluer et n’a pas l’habitude de les intégrer dans son processus de prise de décision individualisé. Bref, des projets qui n’intéressent pas un système bancaire axés exclusivement -il faut l’admettre clairement pour répartir les rôles- sur la remontée des dividendes à chaque fin d’année.

    En revanche, cette institution va concurrencer les banques au niveau de la collecte des dépôts[3], mais également  en finançant une partie de l’endettement public, celle qui répond à ses propres critères de choix d’investissements à accompagner. Mais cette compétition pour attirer les dépôts a un grand avantage : elle inciterait les banques privées à prendre davantage de risque et bien diversifier leurs portefeuilles pour parvenir à proposer à leurs actionnaires des rendements élevés ; et cela les amènera à s’impliquer plus activement dans les investissements d’avenir, soigneusement sélectionnés, au lieu de se confiner dans leur zone de confort (immobilier, grandes entreprises, garanties excessives, etc.).

    Les exemples des banques publiques de par le monde sont nombreux et leurs missions et modes d’organisation et de gouvernance sont différenciés selon les pays. Mazzucato et Penna (2016) recense quatre rôles que peut jouer une banque publique d’investissement :

    i/ un rôle contra-cyclique pour lisser notamment le processus de désendettement des agents en bas de cycle qui risque de prolonger la durée d’une récession ou d’un ralentissement. Ce qui permet de corriger le comportement pro-cyclique des banques (Huizinga, H. and L. Laeven, 2019) ;

    ii/ un rôle de financement du développement des capacités de production d’un pays et d’accompagner sa stratégie nationale d’investissement (lorsqu’il en a une, évidement). ;

    iii/ un rôle d’associé et de conseiller aux entreprises fragiles (TPME et PME) et/ou qui évoluent dans des secteurs risqués (industrie, R&D, etc.) ;

    iv/ un rôle de soutien financier à certains investissements ciblés par l’État pour atteindre des objectifs spécifiques, par exemple, de cohésion sociale, de respect de l’environnement ou de promotion de la transformation numérique. Des investissements qui n’auraient pas trouvés de financement s’ils étaient évalués sur la base des critères standards des banques. À cet égard, la banque publique chinoise de développement dont la mission est justement d’assurer un accompagnement financier et de conseil pour la mise en place des différents plans quinquennaux, peut être donnée comme exemple.

    La pérennité d’une telle structure va dépendre, évidement des modalités de sa gouvernance sur les deux plans organisationnel et fonctionnel en lien avec les critères de choix des projets à financer, mais aussi des conditions de son refinancement. Sur ce point, la Banque centrale aura un rôle primordial à jouer pour l’alimenter en liquidité suffisante, sans pour autant que cela ne conduise à un conflit d’objectifs avec sa politique macroéconomique de stabilité des prix. Ceci serait assurée par une sélection de projets à financer qui veille à ce qu’au niveau macroéconomique un écart permanent de la production par rapport à son niveau potentiel ou une fuite sèche de devises à l’étranger soient évités. Dans ce sens, on peut légitiment imaginer une ligne de refinancement spécifique établie par la Banque centrale en faveur de cette nouvelle entité, avec des conditions favorables en termes de coût et adaptées quant aux échéances, ce qui la protégera des effets inhérents aux mouvements de haute fréquence sur le marché monétaire et assurerait sa pérennité de long terme. Cette ligne « privilégie » se justifie non seulement par la mission essentielle d’intérêt général qui est confiée à cette banque publique, mais également par les garde-fous à mettre en place pour assurer son bon fonctionnement et contenir les risques potentiels comparables à ceux qui peuvent découler d’un financement monétaire direct de la dette.

    2/ Un impôt sur les successions et les transferts de propriété en vue de financer la cohésion sociale et d’institutionnaliser la solidarité :

    Compter sur la charité et le don (sans la possibilité qu’il y ait du contre-don) pour aider les gens à faire face aux aléas de la vie n’aboutit pas à construire une société solidaire dont les membres se sentent égaux dans l’estime de soi et le regard de l’autre. En outre, les ressources d’origine caritative dépendent intrinsèquement du fonctionnement du « marché » et de la répartition des richesses qui en découle. De par le monde, le marché, livré à lui-même, a conduit aux creusements des inégalités mais en même temps a donné lieu à un élan de charité de la part des gagnants. Cela n’a rien de contradictoire si on suppose que l’achat d’une image de marque et le fait de montrer son nationalisme (primaire) requièrent un coût, d’autant plus que les sommes données bénéficient souvent d’une exonération fiscale. La charité est alors positivement corrélée à la dynamique des inégalités et nait de leurs exacerbations. Elle constitue également un moyen de réduire ce que les gagnants sur le marché doivent à la collectivité à travers des opérations d’optimisation fiscale. Mais elle n’est aucunement synonyme de solidarité et comporte un caractère aléatoire.

    Une solidarité qui préserve la dignité est celle qui passe par l’instauration des droits sociaux dont l’État veille au respect. Au lieu de parier sur la bonne conscience des gagnants du marché, la solidarité peut se financer à partir d’un nouvel impôt sur les successions et le transfert des propriétés dépassant un certain seuil et qui aboutissent à un enrichissement facile des personnes bénéficiaires[4]. Ces dernières reçoivent une richesse sans qu’elles soient, elles même, à son origine sachant qu’au moment de sa création et durant toute la période de sa fortification, la collectivité y a contribué, à travers plusieurs canaux, sans qu’elle soit complètement rétribuée. En toute logique, au moment de son transfert entre vivants ou à l’issue d’un décès, une partie de cette richesse devrait revenir à la collectivité. Par exemple, quand le prix d’un actif immobilier ou foncier augmente à cause d’un investissement public à proximité, c’est bien à la collectivité que le propriétaire de l’actif en question doit l’augmentation de sa richesse.  

    Par ailleurs, cet impôt permet de corriger aussi bien les inégalités des chances que celles des résultats et comprime l’appétit pour la captation de la rente. Plusieurs études démontrent que la probabilité qu’une personne opte pour la captation de la rente au lieu d’investir dans la création de valeur augmente avec la taille de la richesse initiale mise à sa disposition (Dabla-Norris, E. et P. Wade, 2001). Enfin il atténue les risques de transmission inter-générations des inégalités.

    3/ L’émission de bons de trésor de long terme pour un financement soutenable des services publics :

    Les dépenses d’éducation et de santé relèvent des investissements dont les bienfaits ne se font sentir qu’au bout d’une génération, au moment où les enfants mieux éduqués et en bonne santé deviennent adultes et participent à la vie en société, avec une meilleure productivité. Financer ces dépenses sans mettre en péril la soutenabilité de la dette publique nécessite soit une adaptation du mode de calcul du seuil du déficit primaire à partir duquel la dette devient insoutenable, de sorte que ce qui est retenu dans sa formule de calcul ne soit pas le taux de croissance nominal de l’année en cours mais plutôt le taux de croissance potentiel après avoir comptabilisé, en les actualisant, les effets de long terme des dépenses en services publics. L’alternative consiste en une mobilisation de l’épargne nationale (privée et institutionnelle) à un coût faible et dont le remboursement du capital sera programmé pour la fin de la période, c’est-à-dire une fois que ces dépenses auraient générées de la croissance et donc suffisamment de ressources pour leur remboursement.

    La première option contiendrait une marge d’arbitraire dans le calcul de la croissance potentielle et est difficile à mettre en place du point de vue politique car il faudrait convaincre les institutions internationales spécialisées dans l’évaluation de l’état des finances publiques de par le monde, de l’adopter comme critère de soutenabilité.

    La deuxième option est plus plausible, car : pour les créanciers, les bons du Trésor représentent des placements sûrs dont ils ont absolument besoin, notamment dans des périodes troubles comme celles que nous traversons aujourd’hui. Certes leur rendement sera faible mais ils leur permettent de protéger leur épargne de l’inflation ; pour le Trésor, ces actifs seraient émis à des taux réglementés (hors marché) proches de ceux du refinancement de court terme des banques auxquels on peut ajouter ou soustraire une prime variable reflétant la nature du déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché de ces titres.

    Étant donné que les maturités sont lointaines et le remboursement du capital par le Trésor ne se fera qu’à la fin des échéances, l’attractivité de ces nouveaux actifs augmenterait s’ils sont négociables sur un marché avec une garantie de rachat par la Banque centrale en dernier ressort. Il s’agit d’un financement indirect de la dette publique mais il est temporaire et ne comporte aucun risque d’entrainer une crise de change, car la production des secteurs bénéficiaires des fonds empruntés est relativement peu intensive en importations. Cette garantie pourrait inciter même les détenteurs des comptes de dépôt à vue et des autres formes de monnaie les plus liquides à acheter ces bons de Trésor, ce qui permettrait de mobiliser une épargne existante mais qui a été mal allouée au sein de l’économie. En outre, le fait que les recettes sont affectées au financement des services publics d’éducation et de santé, représente un argument solide de mobilisation de l’épargne nationale, un argument sur lequel le Trésor peut s’appuyer pour une compagne nationale de « séduction ».  

    Pour conclure, il importe de noter que si on accepte de placer l’État social au cœur de la politique de relance et du développement économiques, il va sans dire que la politique budgétaire doit retrouver son rôle central qui lui assure d’agir à la fois sur le conjoncturel (le cycle) et le structurel (la tendance). Avec les trois pistes proposées pour un financement ciblé de l’économie, la politique budgétaire se retrouve au front soutenue en arrière par la politique monétaire. Cela nous ramène à une conception de la politique économique fondée sur la coopération entre le Trésor et la Banque centrale et annonce le retour en grâce de la logique du policy mix qui prévalait avant la domination des thèses de la nouvelle synthèse, qui ont théorisé la supériorité de la politique monétaire et son corollaire relatif à l’indépendance de la Banque centrale, sur le champ de l’analyse économique.

    Outre le fait qu’elles assureraient une mobilisation des ressources financières dont le développement du pays a besoin, ces trois pistes de financement de l’économie exerceraient, par ailleurs, un effet incitatif sur les banques commerciales en les poussant à s’impliquer davantage dans l’économie et à parier sur la prospérité de son avenir. Cet effet incitatif passe tantôt par le rétrécissement des possibilités de placement qui s’offrent à ces banques avec le financement d’une partie de la dette du Trésor par la banque publique d’investissement, tantôt par la baisse des dépôts auxquels elles peuvent aspirer à la fois avec la création de la nouvelle banque publique d’investissement et l’émission d’une nouvelle génération de bons de Trésor.


    Par Yasser Y. Tamsamani, Docteur en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je remercie J. Brunet-Jailly et F. Mourji pour la lecture de l’article et leurs commentaires.

    [2] Ce terme d’investissement utile ou non oisif est emprunté des travaux de M. Kalecki qui l’a introduit pour expliquer la succession des phases du cycle économique. Pour une mobilisation de ce concept dans l’analyse du comportement d’investissement public au Maroc, le lecteur peut consulter le mémorandum rédigé par un collectif de la  de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Casablanca (Tamsamani, Y. Y., J. Brunet-Jailly, A. Komat et F. Mourji, 2019).

    [3] C’est ce point en particulier qui fait que la création d’une banque publique d’investissement est plus souhaitable qu’un fond dédié au même objectif. 

    [4] Nous n’évoquons ici que la question du principe et de la logique sous-jacente à cet impôt. Les aspects techniques relatifs à sa mise en place, tels que la base du calcul du seuil, la question des taux différenciés selon l’âge du bénéficiaire et ses aspirations ou selon ses liens de parenté, son degré de progressivité, les échéances de son paiement, etc., méritent une réflexion ainsi qu’un travail de comparaison des expériences internationales (voir par exemple A. B. Atkinson (2016, p. 260) et ses propositions de taxation des transferts des fortunes au Royaume-Uni).  

    Bibliographie

    Dabla-Norris, E. et P. Wade. (2001). Rent Seeking and Endogenous Income Inequality. IMF Working Paper No.(01/15).

    Huizinga, H. and L. Laeven. (2019). The Procyclicality of Banking: Evidence from the Euro Area. ECB Working Paper(2288).

    Mazzucato, M. and C. R. Penna. (2016). Beyond market failures: the market creating and shaping roles of state investment banks. Journal of Economic Policy Reform, 19(4).


  • COVID-19, révélateur de la valeur de la vie humaine pour la société ?, Par Joseph Brunet-Jailly

    COVID-19, révélateur de la valeur de la vie humaine pour la société ?, Par Joseph Brunet-Jailly

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    La pandémie que nous vivons marque l’apparition inopinée d’une valeur de la vie humaine dans les préoccupations de l’humanité. Certes, nous étions habitués aux proclamations solennelles selon lesquelles la valeur de la vie humaine serait absolue. Mais de là à considérer que la vie humaine devrait être l’aune à laquelle tout progrès se mesurerait, il y avait un grand pas qu’on ne voulait pas franchir. Il était tellement plus important de s’enrichir en biens matériels que la vie humaine elle-même y a été asservie : esclavage, servage, misère ouvrière, guerre, racisme, phobie des migrants, etc., autant de termes pour dire des vies humaines méprisées.

    D’ailleurs, le XXe siècle a été marqué par deux guerres mondiales, causant des morts par millions, mais aussi par des épidémies, dont le coût en vies humaines a parfois été lui aussi considérable : notamment pour la « grippe espagnole » en 1918-19, 20 à 100 millions de morts ; moins pour les suivantes : grippe « asiatique » en 1957-58 (un à deux millions de morts), et grippe « de Hong-Kong » en 1968-69 (un million de morts). Malgré ces lourds tributs, ces épidémies n’ont pas entraîné de réaction sociale et politique significative. Plusieurs explications ont été avancées, outre le contexte de la grande guerre : que la mort des personnes âgées était plus largement qu’aujourd’hui acceptée comme un phénomène naturel (ne le serait-elle donc plus ?) ; que l’information était moins rapidement collectée et moins diffusée ; que la médecine triomphait de tout depuis la découverte des antibiotiques. Toutefois, alors qu’en 1994 l’épidémie de peste à Surat passe inaperçue en dehors de l’Inde, malgré son coût énorme pour ce pays, la grippe de 2009 crée l’inquiétude : bien qu’elle ne cause pas plus de décès que les grippes saisonnières, elle résulte d’une recombinaison jamais observée jusqu’alors d’éléments provenant de plusieurs types de virus (porcin, aviaire et humain).

    Inquiétude aussi parce que, fin des années 70, est apparu le sida, contre lequel la médecine n’a rien pu, pendant des années, faute de connaissances qu’il a fallu deux décennies pour acquérir, au prix d’un effort international gigantesque. Le nombre de décès est de l’ordre de 30 millions depuis 1981. Le nombre annuel de nouvelles infections reste environ le double du nombre de décès, qui est encore de l’ordre d’un million chaque année. Cette affection a été l’occasion pour la « communauté internationale », et notamment pour plusieurs chefs d’État, de faire assaut de bons sentiments et de grands gestes. Mais, alors qu’il consomme un tiers de l’aide au développement pour la santé, le sida n’est toujours pas vaincu, loin de là, alors que l’idée même de communauté internationale a vécu.

    Et d’un coup, en 2020, face à une nouvelle pandémie, nous arrêtons l’économie mondiale pour un mois, puis pour deux mois, –ou plus, ou plusieurs fois, qui sait ?– et tout le système d’éducation sur toute la planète ! Pourquoi exactement ? Pour sauver parmi les vies humaines menacées par le Covid-19, celles des malades les plus âgés, plus précisément, celles de malades âgés dans les pays riches : sur 230 000 décès recensés au total au 30 avril, 70 % proviennent de 5 pays à haut revenu : Espagne, États-Unis, France, Italie, Royaume Uni ; et un mois plus tard, au 28 mai 2020, sur 356 000 décès recensés, les mêmes pays en ont enregistré 226 000 soit 63 % du total ! Selon les statistiques mondiales, les décès enregistrés dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest se comptent en quelques centaines (820 pour les pays du Club du Sahel au 2 juin 2020, dont 299 au Nigéria). Or tous les pays ou presque, tant au Nord qu’au Sud, ont pris des mesures de confinement, et tous frémissent désormais devant les conséquences de ces décisions : faillites inévitables, chômage massif, dettes publiques monstrueuses, comment et quand va-t-on en sortir ?

    En fait, nous en sommes au tout début d’une expérience en vraie grandeur qui révèlera la valeur que, la peur aidant, nos sociétés ont donnée subitement à la vie humaine. Livrons nous à un calcul sommaire en attendant d’avoir des données plus complètes et définitives : s’il est vrai que la chute du PIB de l’Union européenne doit être de 7.7 % en 2020 (à partir d’une valeur de l’ordre de 13 700 milliards en 2019), en raison de la disparition de 163 000 malades (fin mai) du fait du Covid-19, la perte causée par chacun d’eux est de l’ordre de 6.5 millions USD. Peut-être faudrait-il encore ajouter à la perte de production (environ 1 000 milliards USD) le coût des mesures de lutte contre la crise, soit 540 milliards d’euros. Telle est l’estimation à partir de la perte de production dans quelques pays du Nord. Il y aura évidemment un intérêt considérable à analyser les décisions des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest dans la même perspective. Mais on devra aussi tenir compte, alors, du fait que la perte de production intervenue dans chaque pays à la suite de la pandémie n’est pas uniquement causée par les décès liés au Covid-19 : la perte de débouchés dans les pays clients, ou les difficultés d’approvisionnement auront leur part, qu’il sera nécessaire d’évaluer.

    Ce qui est remarquable, c’est que l’ordre de grandeur de la perte enregistrée dans des pays tels que la France ou les États-Unis est assez comparable à celui que les économistes utilisent lorsqu’on leur demande d’étudier le rapport coût-bénéfice d’un investissement public : en Europe, la valeur de référence d’une vie épargnée compte pour 3 millions EUR. Les États-Unis emploient des valeurs supérieures, 9.3 ou 9.6 millions USD. Ces valeurs-là sont obtenues en analysant les décisions individuelles : quelle est la part de la prime de risque dans les rémunérations acceptées par les salariés ? Ou que répondent les sujets lorsqu’on leur demande combien ils paieraient pour se protéger de tel ou tel risque ?

    Apparemment donc, la vie a une grande valeur d’après les comportements individuels ou collectifs observés dans les pays développés. Et il se pourrait que la valeur de la vie humaine pour ces sociétés soit plus grande encore que celle que lui donnent leurs citoyens pris individuellement.

    Aussi, ces chiffres commencent à intervenir dans les décisions publiques et privées concernant les grands projets. Par exemple, la Fondation Bill et Melinda Gates commande en 2018 une étude sur la valeur de la vie humaine, afin de disposer d’estimations utilisables dans ses propres décisions d’investissement dans les pays à revenu faible ou moyen ; les meilleurs experts lui calculent alors la « valeur d’une vie statistique » (terme consacré) pour chacun des 129 pays : entre 2.5 et 4 millions USD (2015) pour des pays comme la Turquie ou la Russie, mais seulement entre 10 000 et 150 000 USD (2015) pour des pays d’Afrique au sud du Sahara.

    Évidemment, dans le contexte national, l’unicité de la « valeur d’une vie statistique » pour les divers domaines de l’intervention publique traduit l’idée que le gain en vies humaines que procurera cette intervention doit être le même dans tous les secteurs concernés (par exemple l’équipement hospitalier et l’aménagement routier). Exigence élémentaire de justice, évidemment. Mais adopter la même règle sur le plan international, vous n’y pensez pas ! Cela pourrait rendre beaucoup trop rentables dans les pays pauvres des projets qui ne le seraient pas tant qu’on utilisera la valeur bien plus faible proposée par les experts. On admet donc en pratique des valeurs négligeables dans les pays pauvres, au motif que les pauvres ont d’autres priorités que les riches.

    Ainsi donc la pandémie de Covid-19 nous rappelle aussi que la valeur de la vie humaine n’est pas, et de loin, la même sur toute la planète. C’est que toute notion de justice — l’aurait-t-on volontairement oublié ? — est absente de l’économie capitaliste triomphante.

    Les épidémiologistes sont peut-être émotifs et leurs prévisions trop sombres, les économistes ont sans doute un « cœur de pierre » indifférent à toute éthique ; mais avec le Covid-19 leurs chiffres ont mis en pleine lumière une inégalité essentielle parmi celles qui minent le système économique dans lequel nous vivons. Cette pandémie fournira-t-elle l’occasion de faire un pas vers un peu plus de justice sur la planète, et forgera-t-elle la détermination inflexible qui y sera nécessaire ? Il faut le souhaiter et y travailler.

    Joseph Brunet-Jailly

    Économiste, Paris School of International Affairs, SciencesPo Paris

    Article paru initialement dans oecd-development-matters

  • L’ancrage économique en Afrique, un processus en marche pour le Maroc, Par Abdellatif Komat

    L’ancrage économique en Afrique, un processus en marche pour le Maroc, Par Abdellatif Komat

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    Au Maroc, comme ailleurs, la priorité qui émerge ces derniers temps porte essentiellement sur les mesures à prendre pour assurer une relance économique après une léthargie qui prévaut depuis environ trois mois. À noter toutefois, qu’au-delà des effets et des défis posés à court terme, il est attendu que la crise que vivent les différentes régions du monde ne manquera pas d’avoir des effets sur les relations économiques internationales. À ce sujet, nous rappelons que le Maroc est un pays ouvert sur le reste du monde, ce qui s’illustre, d’une part, à travers le cumul de ses exportations et importations qui représente les deux tiers de son PIB et, d’autre part, à travers la multitude d’accords de libre-échange qui le lient à plus d’une cinquantaine de pays. Aussi, une veille sur les éventuels impacts du repli de certaines économies ou de la reconfiguration des priorités de certaines communautés économiques s’impose avec force à notre pays.

    Devant ces multitudes d’incertitudes, une vérité demeure de mise pour le Maroc, à savoir la pertinence de continuer sur la voie qu’il a tracée comme priorité stratégique ces dernières années, celle relative à son ancrage à l’économie africaine. Cette orientation est d’autant plus judicieuse et porteuse de perspectives de croissance et de développement pour toute l’Afrique, vu le potentiel qu’elle recèle (l’Afrique n’enregistre aujourd’hui qu’un indice global d’intégration de 0,327 sur un maximum possible de 1).

    Dans ce sens, une bonne nouvelle confortant la voie prônée par le Maroc vient de tomber à travers un important rapport élaboré par de prestigieuses organisations (Union africaine, Le groupe Banque africaine de développement, BAD, et La Commission économique des Nations unies pour l’Afrique). Il s’agit de l’étude relative à l’indice de l’intégration régionale en Afrique (édition 2019), qui évalue l’état de l’intégration régionale et les efforts déployés par les pays qui sont membres des huit communautés économiques régionales africaines pour la renforcer. Cette étude, qui en est à sa deuxième édition, après celle de 2016, analyse l’intégration de 54 économies africaines avec le reste des économies continentales. Cette analyse se fait à travers l’évaluation des cinq indicateurs suivants : l’intégration commerciale, l’intégration productive, l’intégration macro-économique, l’intégration des infrastructures et la libre circulation des personnes. L’approche consiste à évaluer, d’une part, le degré de prédisposition d’un pays à travers sa politique économique à ouvrir la voie vers plus d’intégration avec le reste de l’Afrique et, d’autre part, les actions qu’il mène au niveau de ses politiques financières, commerciales, partenariales et infrastructurelles pour s’arrimer aux autres économies du continent.

    La bonne nouvelle est que le Maroc est classé quatrième sur 54 pays africains au niveau de l’indice d’intégration générale et que son intégration est qualifiée de hautement performante au niveau de trois sur les cinq indicateurs. Bien plus, au niveau de l’indice de l’intégration macro-économique, le Maroc est classé de loin le premier du continent. Il s’agit d’une distinction qui revient d’une part à la stabilité du taux d’inflation au Maroc (qui oscille depuis plus de dix ans entre 1 et 2%) et surtout au différentiel qui le sépare de la moyenne des taux des autres pays du continent. Cette stabilité est jugée, en effet, comme un facteur encourageant l’accroissement des investissements transfrontaliers. Le degré d’intégration macroéconomique tient également à la convertibilité régionale de la monnaie, qui consiste à évaluer la facilité avec laquelle les étrangers et les entreprises peuvent réaliser des transactions. Le nouveau régime de change du dirham, plus flexible, entré en vigueur en janvier 2018 est certainement pour quelque chose dans le saut enregistré par le Maroc sur cet axe.

    Enfin, le troisième facteur intervenant dans la détermination de la performance des pays en matière d’intégration macroéconomique évalue le nombre d’accords bilatéraux d’investissement en vigueur. Or, sur cet aspect, la performance du Maroc est exceptionnelle, aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Au niveau du nombre d’accords, grâce à l’impulsion Royale avec la multitude de visites que Sa Majesté a entreprises dans les diverses régions de l’Afrique, le Maroc a signé depuis 2014 plus de 500 accords de coopération. S’agissant de la dimension qualitative, il est fondamental de constater que la majorité des projets de partenariat engagés par le Maroc avec les pays africains prennent des formats réels en se concrétisant de manière effective dans les délais prévus. À titre d’exemple, sur les 120 projets engagés en Côte d’Ivoire depuis 2014, plus de la moitié ont déjà vu le jour. Concernant les flux financiers, les deux tiers des investissements directs étrangers (IDE) marocains sont à destination de l’Afrique (entre 2008 et 2018, le Maroc a investi environ 3 milliards de dollars en Afrique). Par ailleurs, plus de 1.000 entreprises marocaines sont présentes dans différents pays d’Afrique. 

    À part l’indice portant sur l’intégration macroéconomique, l’étude a révélé la performance très respectable du Maroc sur deux autre indices en matière d’intégration régionale. Il s’agit de l’indice intégration des infrastructures dans lequel le Maroc est classé quatrième et l’indice intégration productive dans lequel il est classé huitième.
    S’agissant de l’indice l’intégration des infrastructures, celui-ci mesure, d’une part, le développement des infrastructures au niveau national pour une intégration locale qui prédisposerait à une intégration régionale et, d’autre part, la proportion des connexions aériennes intrarégionales. Or, sur ces deux plans, le Maroc se démarque. Ainsi au niveau des infrastructures intégratives locales, il suffit de souligner que notre pays a un taux d’investissement public par rapport au PIB parmi les plus élevés au monde (32%) et que l’essentiel de ces investissements est destiné à l’édification des infrastructures, notamment celles relatives aux connexions nationales et avec l’international. Au niveau des liaisons aériennes intrarégionales, il est à signaler la forte position qu’occupe notre compagnie nationale Royal Air Maroc, au niveau de la connexion des pays africains entre eux et avec une partie du reste du monde.

    Concernant l’intégration productive, elle évalue le degré de spécialisation d’un pays dans les étapes de la production pour lesquelles il jouit d’un avantage comparatif et peut bénéficier d’économies d’échelle. Concrètement, cet indicateur est déterminé à partir de la part des exportations et importations intrarégionales de produits intermédiaires, ainsi que la complémentarité du commerce de marchandises. Bien que le rang occupé par le Maroc soit très honorable (classé huitième), les perspectives d’amélioration sont notables et passeraient par plus d’intégration productive entre les pays de la région maghrébine et par l’effectivité des accords de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), qui sera l’une des plus grandes zones de libre-échange dans le monde avec un marché commun de 1,2 milliard de consommateurs.

    Le Maroc est par contre pénalisé par deux indices, dont une partie de la contreperformance dépend de facteurs exogènes. Il s’agit de l’intégration commerciale et la liberté de circulation des personnes. Concernant l’intégration commerciale, le blocage qui caractérise le plein fonctionnement de la communauté économique régionale naturelle pour le Maroc, qui est l’Union du Maghreb arabe (UMA), le pénalise autant que les autres pays de l’Union maghrébine. En effet, le marché inter pays du Maghreb reste pour l’instant l’un des moins dynamiques d’Afrique, avec un commerce intra régional oscillant autour de 4% des échanges des États membres. Par ailleurs, la fermeture des frontières terrestres entre l’Algérie et le Maroc explique pour beaucoup les faibles scores réalisés pour les deux pays en matière de liberté de circulation des personnes. D’une manière générale, l’opérationnalisation de L’UMA est porteuse d’un élan de croissance pour tous les pays de l’union, mais également permettrait d’améliorer leurs scores en matière d’intégration économique générale en Afrique.
    En attendant, le Maroc est appelé à poursuivre son chemin dans le sens du renforcement de son intégration économique avec son milieu naturel qui est l’Afrique dans son intégralité. À noter que de grandes perspectives se profilent pour le Maroc dans ce domaine dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine qu’il a intégrée en 2019 et dont des questions demeurent en instance, telles que les règles d’origine et les échanges d’offres tarifaires, en cours de négociation. Aujourd’hui, les bases financières et institutionnelles sont posées par notre pays et la présence économique et en investissements est assurée. L’imminente opérationnalité de la ZLECA constituera le cadre propice pour une consécration de ce choix stratégique pris par le Maroc et par son Souverain.

    Par

    Komat Abdellatif
    Professeur et Doyen à la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales Aïn Chock – Université Hassan II, Maroc.

    Article paru initialement dans Le Matin

  • La crise sanitaire et l’impératif de construire un État social au Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani

    La crise sanitaire et l’impératif de construire un État social au Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani

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    L’avenir n’est écrit nulle part et se prépare, dit-on, aujourd’hui. Or, prendre ses vœux comme un signe prémonitoire d’un futur changement de la réalité n’aide guère à le préparer. Les cris de victoire annonçant, encore une fois et avant l’heure, le début de la fin du néolibéralisme et le retour en grâce de l’État dans la coordination et l’organisation de la vie en société et à son profit, ne relèvent, à l’examen, d’aucune analyse rigoureuse de la dynamique des rapports de force en place ou de la manière dont cela peut se produire, ni du degré de résilience des parties bénéficiaires du statu quo. Peut-on sérieusement envisager un retour aux taux marginaux d’imposition des revenus à leur niveau le plus élevé des années 80 et avant (2) ?

    Ce comportement devrait au contraire faciliter la tâche aux forces conservatrices bénéficiaires de la situation d’avant la crise de retrouver l’état «normal» des choses en décrédibilisant et puis en marginalisant les forces qui leur résistaient jusque-là.

    Préparer l’avenir dans le climat qui règne aujourd’hui peut s’avérer une chance unique à saisir car les croyances anciennes se trouvent fragilisées. Cela passe par une lecture qui ne se situe pas au niveau de la conjoncture et du court terme. Cette lecture doit remonter aux postulats théoriques de base ayant débouché sur un système affaibli (inefficace et non solidaire) face aux chocs (cf. section 3 pour le cas du Maroc). Ainsi, la meilleure réponse à la crise sanitaire est celle qui en permettant de gérer l’urgence, assure une sortie par le haut en développant un récit argumenté autour d’un modèle alternatif de croissance et en démontrant l’impertinence des idées et des croyances sur lesquelles s’appuie le modèle actuel. La crédibilité d’un tel récit porté collectivement est seule en mesure de nous donner raison de penser que l’après crise sanitaire serait, peut-être, différent d’avant la crise.

    Crise sanitaire, quelle sortie par le haut ?

    La crise actuelle n’est pas uniquement sanitaire mais elle est, en outre, celle du modèle économique et, à un niveau plus profond, celle des idées. Celle-ci domine les deux premières, son issue conditionne, en l’occurrence, l’avenir et représente la pierre angulaire de sa construction.

    À chaque crise de telle ampleur et quasi systématiquement, les débats se tarissent sur où mettre le curseur dans le partage de l’espace entre l’État et le marché et une unanimité de façade autour de la nécessité de l’intervention publique semble s’installer.

    Mais rien n’augure que l’issue de la bataille des idées sur le rôle de l’État serait tranchée d’avance. La frontière entre l’État pompier et l’État social est étanche et leur convergence ne peut être qu’illusion passagère produite d’une méconnaissance des hypothèses théoriques de base qui les fondent respectivement.

    L’histoire récente des crises économiques nous révèle que leurs origines profondes sont à chercher à chaque fois du côté des excès du marché et des politiques de délitement de l’État. Or, ces dernières ont été fondées sur des hypothèses et des espoirs que la réalité ne cesse de démentir :

    • le ruissellement des richesses n’a pas réduit les inégalités, parce qu’il ne s’est tout simplement pas produit,
    • l’efficacité et la supériorité intrinsèques de l’initiative privée ne s’est pas traduite par son autonomisation des investissements et du soutien publics et, encore moins, ne l’a pas conduit vers l’innovation et la frontière technologique,
    • la concurrence n’a pas abouti à une baisse des prix de fait de son instabilité intrinsèque dans le temps. La concurrence nait d’un processus permanent de régulation des rapports de force sur un marché et non pas un état définitif de celui-ci,
    • le marché livré à lui-même a étiré les chaînes de valeur jusqu’à condamner toute production locale des produits de base (thermomètres, masques, etc.),
    • la libéralisation n’a pas élargi le champ des libertés réelles au sens d’A.K.Sen,
    • les Cash transfers ne se sont pas soldés par une amélioration du bien-être des personnes bénéficiaires,
    • ni la politique économique réduite à des règles de décision qu’un technocrate peut bien gérer (car la marge d’arbitrage y est restreinte) couplée à des réformes dites structurelles «amies du marché» n’ont pas produit du développement.

    Ironie du sort, en période de crise, on fait appel au même État pour sauver le système. Maintenant, tant que les réponses apportées par ce dernier ne vont pas au-delà des mesures palliatives qu’impose la situation d’urgence, pour agir en même temps et en profondeur sur une autre crise plus ancrée, qui est la faillite des idées à l’origine de son processus de délitement, et chercher à gagner la bataille de l’argumentation, les forces conservatrices (entités et idées) ne tarderont pas à refaire surface et revenir sur les lieux du crime non pas pour prêcher leur innocence, mais pour renforcer et renouer avec le système qui prévalait avant la crise. Et notamment à rappeler l’État à son rôle limité, dicté par le référentiel normatif que représente la théorie néoclassique et son pendant idéologique, le néolibéralisme. Un rôle subalterne qui se réduit substantiellement à la privatisation et la protection de la propriété privée d’une part, et à la régulation des défaillances du marché et la surveillance de son «bon» fonctionnement, d’autre part. Ce qui a été désigné pudiquement par la «bonne gouvernance». Ou bien un rôle qui soumet l’État au service de l’oligarchie.

    Ces deux rôles assignés à l’État sont en opposition avec l’esprit d’un État-social.

    Effectivement, un État social ne se contente pas d’assurer un filet de protection minimale ou un soutien in extremis à des acteurs en difficulté. Il prend une dimension globale et est de nature proactif. Un État social est celui qui se porte garant d’un mieux-être collectif et qui s’efforce de conjuguer en permanence l’objectif de l’efficacité économique avec le principe de justice sociale.

    En pratique, en se référant à une définition large défendue par C. Ramaux (2012), un État social est celui qui se charge d’assurer la protection sociale, de réguler les rapports du travail et mener une politique volontariste de l’emploi, de garantir des services publics de qualité et de mobiliser d’une manière discrétionnaire les politiques économiques, y compris la politique industrielle.

    L’État peut aussi conduire au pire, comme l’ont montré les tragédies souverainistes et communistes du XXème siècle. L’État social s’oppose également à ces deux visions du monde car le principe de justice sociale sur lequel il se base est d’une part indivisible et vaut pour toute personne indépendamment de sa race, de sa nationalité et appartenance politique et, d’autre part, il est indissociable des valeurs de liberté.

    Bref, la sortie par le haut de la crise sanitaire, au Maroc et ailleurs, dépendra de l’issue de la bataille des idées. À ce titre, la comparaison de la crise de 2008 avec celle de 1929 semble être éloquente : les deux crises étaient d’une ampleur plus ou moins comparable et l’intervention de l’État était dans les deux cas massive et décisive, sauf que cette intervention s’est accompagnée, à la suite de la Grande Dépression, par un changement progressif et radical de la perception du rôle de l’État (la révolution intellectuelle Keynésienne qui le considère comme étant un acteur libre de ses mouvements); tandis qu’après la Grande Récession, l’État a été considérablement limité par l’idéologie régnante de confiance absolue en les vertus (sociales également) du marché, et dont l’origine théorique remonte aux travaux de V. Pareto (1848-1923) et son énoncé normatif connu sous le nom du théorème du bien-être. Depuis, il a été admis que laisser-faire le marché conduit à l’optimum social, mais au prix d’une série d’hypothèses restrictives (3).

    Or, si l’on s’en souvient, c’est ainsi que la crise des années 30 a été suivie, après la Seconde Guerre mondiale, par une longue période de croissance élevée et de maîtrise des inégalités grâce, entre autres, au déploiement des systèmes de protection sociale, alors que la crise de 2008 a été doublée rapidement par des crises d’endettement public et des crises sociales et politiques.

    C’est peut-être l’occasion de dire que ceux qui ont qualifié les interventions du gouvernement marocain de Keynésiennes, n’ont rien compris du rôle qu’attribue J.M.Keynes (1883-1946) à l’État. D’après lui, l’intervention publique s’inscrit dans l’action et non dans la réaction. Elle est initiatrice des cycles de croissance et se lève contre la rente au point d’appeler à «euthanasier» ses détenteurs. Délaissant les postulats néoclassiques de l’individualisme méthodologique et de la rationalité des agents, il fonde un interventionnisme qui ne se rapporte pas au marché.

    Or, les mesures prises par le gouvernement marocain visent à combler le vide qu’a laissé le marché en attendant son retour dès que la crise sera passée : la stratégie de privatisation n’est guère remise en cause, les aides aux entreprises ne sont pas conditionnées, les entorses au code du travail qui se sont révélées au grand jour avec la crise, n’ont été affrontées à aucune volonté de refondation de la mission de l’inspection du travail, la révision des modalités de rétribution des activités socialement utiles par le marché n’est pas à l’ordre du jour, la logique de la charité intimement liée au marché continue de primer sur la solidarité institutionnalisée, et la fiscalité du patrimoine reste toujours un tabou…au risque d’introduire des rigidités dans le système, d’entraver l’innovation et finalement de nuire au «bon» fonctionnement du marché une fois que la reprise sera là. Mais hélas, ce marché idyllique ne peut exister que dans des niches exiguës, il est sans cesse manipulé pour produire des rentes et augmenter l’inégalité des revenus.

    Crise sanitaire, État social et politiques économiques au Maroc

    La gestion de l’urgence sanitaire et de ses répercussions économiques a été marquée par deux temps contradictoires : d’abord, un accord implicite assez général, du gouvernement et de ses détracteurs, sur la nécessité de politiques économiques (budgétaire et monétaire) expansionnistes; il n’y a eu dans ce premier temps qu’un petit couac sur l’ajournement des dépenses publiques et la rétractation du gouvernement deux jours après. Mais dans un second temps, le débat s’est réduit à des querelles autour du ratio du déficit budgétaire sur le PIB et du montant des liquidités que la Banque centrale pourrait injecter à travers ses circuits conventionnels tout en s’assurant qu’elles soient absorbées. Sous d’autres cieux, le soutien à l’économie a été annoncé tout simplement illimité, en phase avec la nature et l’ampleur du choc.

    En revanche, si l’on était capable d’envisager la piste qu’offre un État social, les termes du débat sur la nature de l’intervention publique face la crise sanitaire seraient différents.

    Tôt ou tard, l’État doit faire face à une décision de déconfinement car le coût économique du confinement (coût de l’arrêt partiel de l’activité plus coût des mesures de soutien) est croissant dans le temps, alors que le «coût sanitaire» (celui de la mortalité, de la morbidité, de la prévention et de la surcharge des services de santé) décroîtra progressivement une fois passé le pic de la pandémie.

    À ce moment, le confinement n’est plus soutenable et sa poursuite sera à l’origine d’une crise économique et sociale générale qui n’arrangera en rien le problème initial de santé publique. Cette approche coût-bénéfice relève à première vue du bon sens, mais elle se trouve fragilisée par l’estimation de la courbe du coût sanitaire de la crise qui requiert un jeu d’hypothèses délicat nécessaire pour la valorisation monétaire de la vie humaine.

    Cette estimation risque de faire glisser l’analyse dans un champ éthique où d’autres critères de jugement, outre l’aspect monétaire, sont en jeu. Plusieurs exemples réels ont montré que la valeur de la vie humaine ne peut se plier à la logique de la valeur-utilité et lui oppose des problèmes moraux et politiques insolubles (cf. par exemple l’affaire des réservoirs de Ford Pinto).

    Dès lors, au lieu de se hasarder dans l’estimation des coûts des peines humaines afin d’agir en conformité avec la rationalité optimisatrice, le gouvernement ferait mieux, dans l’esprit d’un État social, de chercher à réduire au maximum l’impact économique du confinement sur les entreprises et les ménages en préparant très soigneusement toutes les conditions du déconfinement.

    Concrètement, cela se traduit par des politiques économiques de soutien à l’économie sans tabous idéologiques, ni limites insensées (4), de sorte à ce que la courbe du coût économique de confinement reste en-deçà de celle du coût sanitaire et que le déconfinement soit programmé et bien préparé plutôt que subi.

    Ainsi, des politiques économiques discrétionnaires sans limites ni contraintes éviteraient au gouvernement de franchir la date fatidique où les deux seuls choix qui s’offrent à lui, sont indésirables : celui de maintenir le confinement au risque d’une crise économique dévastatrice ou celui de subir le déconfinement et de devoir affronter une crise sanitaire de plus grande ampleur.

    Dans ce contexte, les termes du débat qui se réfèrent encore à la norme dans une situation anormale deviennent caduques. Ce qui devrait compter, c’est un consensus national, actuellement favorisé par un consensus international, sur des principes tels que l’État est le protecteur en dernier ressort; il est le producteur et l’employeur en dernier ressort ; il est le prêteur en dernier ressort. Ces propositions se traduisent par des politiques économiques discrétionnaires décomplexées, et s’opposent aux présupposés des raisonnements en termes d’anticipations rationnelles et de la théorie des choix publics justifiant l’inefficacité des politiques discrétionnaires.

    Affirmer que l’État est protecteur en dernier ressort, comme l’évidence en est imposée aujourd’hui par la pandémie, permet de reconsidérer l’évaluation du secteur de la santé au Maroc au cours des dernières années. L’idéologie néolibérale a poussé le Maroc à réduire la taille relative du secteur public, et le résultat est là, sous nos yeux.

    En effet, la dynamique des dépenses totales de santé au Maroc s’est essoufflée à partir de 2010 : en volume, ces dépenses avaient été multipliées par un facteur de 3,5 depuis 1995, grâce à un taux annuel moyen de croissance de 8% entre 1995 et 2010; ce taux n’est plus que de 4,4% dans les années qui ont suivi.

    Quelle est cette loi d’airain qui voudrait que le secteur de la santé ne croisse pas plus vite que la production nationale dans son ensemble ? La pandémie nous en montre l’absurdité. Car, la santé publique représente une source potentielle de gains de productivité, et donc de la croissance future, notamment dans les pays en développement où les marges d’amélioration de l’état de santé de la population sont importantes et à moindres coûts.

    Sur la période récente, le secteur de la santé marocain a pâti doublement de cette logique myope. D’abord, la part des dépenses publiques dans les dépenses totales de santé est faible, ne dépassant pas le un tiers. Le reste est supporté par  les familles, soit au moment de la «consommation» des services de santé, soit par le biais d’une assurance santé. Ensuite, cette part a connu une baisse annuelle moyenne de 0,45 point depuis 2010, expliquant 25% de la baisse des dépenses totales de santé (Tamsamani, 2017).

    Crise du modèle économique marocain, État social et si M. Kalecki était le messie !

    Durant les années 2000, le Maroc a fait le choix d’une stratégie d’ouverture commerciale et financière de son économie qui s’est déployée à travers la signature d’une cinquantaine d’accords de libre-échange et par la mise en place d’une panoplie d’incitations économiques, fiscales et réglementaires destinées aux investisseurs étrangers.

    Cette politique de croissance tournée vers l’extérieur s’est accompagnée, durant toute cette période, d’une stratégie de grands chantiers dits structurants dont l’objectif était d’améliorer l’attractivité du pays et d’augmenter le rendement du capital privé. Un troisième choix stratégique de cette période a été d’abandonner le plan comme mode d’organisation transversale de l’intervention publique au profit des stratégies sectorielles élaborées en silo.

    Au bout de quelques années, ces choix ont montré leurs limites. La croissance a fléchi depuis 2010 et la récurrence des mouvements sociaux et de protestation généralisés depuis 2011 a révélé au grand jour l’échec de cette stratégie sur le plan social. Mesurées à l’aide de l’indice de Gini, calculé sur la base des dépenses de consommation, les inégalités des revenus au Maroc sont restées (statiquement et sur le plan macroéconomique) figées dans le temps (5) et à des niveaux relativement élevés. Les ressorts du modèle de croissance actuelle se trouvent épuisés, et ce de l’aveu même de la plus haute autorité du pays.

    Pour sortir de cette impasse et pouvoir poursuivre son chemin de développement, il faudrait changer son fusil d’épaule. Le schéma théorique proposé par M. Kalecki (1899-1970) semble être le plus adapté à l’analyse des freins à la croissance au Maroc et les conditions de relance de son économie. Partant des hypothèses de base simples et intuitives sur le comportement des agents, il aboutit à des conclusions explicatives de la dynamique de l’économie et du cycle concordantes avec ce que l’on peut observer au sein de l’économie nationale.

    En substance, le schéma Kaleckien (1971) nous montre que, primo, le partage de la valeur ajoutée détermine le rythme de création des richesses dans une économie, et définit le stock du capital à l’équilibre. Étant en position de force sur le marché, les entreprises appliquent des taux de marge élevés au détriment des salaires et/ou du pouvoir d’achat des ménages, ce qui bride la demande et, par conséquent, freine la croissance et le processus d’accumulation du capital.

    Secundo, M. Kalecki (1968) accorde une place centrale à l’investissement dans son schéma explicatif de la dynamique économique, non seulement comme composante de la demande, mais également parce qu’il accroit les capacités de production.

    Il peut être également, d’après M. Kalecki, une source de crise au cas où l’investissement supplémentaire, étant mal calibré, se trouve en déphasage avec le niveau de la demande (ou de développement). Les pays en développement, et le Maroc également, souffrent de ces trois maux : insuffisance de la demande, étroitesse des capacités de production et investissement inutile (ou oisif pour reprendre son propre terme).

    Tertio, la création monétaire à travers l’expansion du crédit dans les modèles d’inspiration kaléckienne n’est pas neutre et conditionne l’état de l’économie réelle. Le secteur bancaire est alors à la production ce que le cœur est au corps et l’investissement n’est plus déterminé par la quantité d’épargne disponible mais par le comportement des banques.

    Ces trois éléments représentent non seulement des goulots d’étranglement à la croissance qu’on retrouve dans le cas de l’économie marocaine, mais également des ficelles sur lesquelles un gouvernement peut tirer pour hisser la production au niveau souhaité. Agir sur les trois volets ne peut se faire dans le cadre d’un État-social seul, et en mesure de faire en sorte que la part des salaires dans la valeur ajoutée augmente, de réduire les inégalités de chance et des résultats, de planifier (d’une manière transversale) des investissements publics utiles, de créer une nouvelle banque publique d’investissement, de forcer le secteur bancaire à se soumettre au principe élémentaire de la finance qui associe les bénéfices à la prise du risque (et non à la rente) et, en résumé, de mettre en place une économie mixte et solidaire.

    Keynes (1936) estimait que la mission de l’État est accomplie dès lors qu’«il est capable de déterminer le volume global des ressources consacrées à l’augmentation de moyens [de production] et le taux de base de la rémunération allouées à leurs détenteurs». Il ne lui revient pas d’embarrasser «la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production». Pour cela, il plaidait pour «une assez large socialisation de l’investissement… [pour] assurer approximativement le plein-emploi…[sans] exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée».

    Pour conclure, l’État social n’est ni une création divine descendue du ciel, ni élucubration à partir de rien. Il n’est ni éternel ni autonome. C’est une construction sociale, qui dépend de choix sociaux manifestés par des décisions politiques, et comme toute construction sociale, elle se fait dans le temps et avec l’engagement et l’implication des personnes concernées.

    Ce n’est pas non plus une carte bancaire sans code à la disposition exclusive des personnes qui savent s’en servir, mais il est la résultante d’un effort collectif, organisé par le politique, qui doit bénéficier à l’ensemble de la population. Dans ce sens, la logique de réciprocité entre l’État et le citoyen (droits et devoirs) et celle entre l’État et le marché est alors de mise dans tout projet de construction d’un État-social.

    Construction sociale, l’État social n’est pas une panacée, il peut souffrir de maux tels que bureaucratie, inefficacité, corruption, connivence. Mais c’est une chose de reconnaître ces dysfonctionnements pour y remédier, c’en est une autre de les prendre pour prétexte pour privatiser, libéraliser, flexibiliser à tout va, sans arguments solides ni études concluantes menées au préalable, et sans autre résultat que l’accroissement des inégalités jusqu’à le blocage du modèle économique.

    ________________________

    (1) Docteur en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’auteur remercie J. Brunet-Jailly et F. Mourji pour leur lecture et leurs remarques généreuses et lucides sur une version préliminaire de cet article.

    (2) Le taux marginal d’imposition des revenus était de 65% en France en 1983 et de 87% au Maroc à la même période. Il a baissé à 45% et à moins de 38% respectivement.

    (3) Certes, l’approche hypothético-déductive adoptée par le courant néo-classique, auquel appartient V. Pareto, considère que les hypothèses du modèle n’ont pas à être en parfaite cohérence avec l’observation de la réalité, mais ce qui compte c’est l’enchaînement logique des idées et leur cohérence interne. Or, ces hypothèses contiennent en elles une certaine lecture de la société et des a priori relatifs aux comportements des agents qui ne peuvent être taxés de neutralité.

    (4) À ne pas confondre avec la proposition de la «monnaie hélicoptère», car toutes les personnes ne sont pas égales devant la crise sanitaire et ses conséquences économiques. La seule limite à l’intervention publique dans de telles conditions est celle relative à l’usage que l’Etat fait de l’argent emprunté. Celui-ci doit être conforme avec l’esprit de l’Etat-social que traduit la quête conjointe de l’efficacité économique et de la justice sociale.

    (5) En revanche, on a raison de penser qu’elles ont plutôt augmenté, car, d’une part, leur calcul se fait au Maroc sur la base des dépenses de consommation et celles-ci ne représentent qu’une faible partie des revenus des plus favorisés ; d’autre part, les inégalités du patrimoine qui doivent être encore plus marquées, ne sont pas captées par cette mesure de l’indice de Gini.

    Références :

    Kalecki, M. (1968). Trend and Business Cycles Reconsidered. The Economic Journal, 78(310).

    Kalecki, M. (1971). Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy, 1933- 1970. Cambridge : Cambridge University Press.

    Keynes, J. M. (1936). Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Chapitre XXIV – Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire. Paris : Éditions Payot, 1942.

    Ramaux, C. (2012). L’État social, pour sortir du chaos néolibéral. Paris : Fayard/Mille et une nuits, coll. «Essais».

    Tamsamani, Y. Y. (2017). L’évolution des dépenses de santé au Maroc : une analyse des déterminants démographiques et macroéconomiques. MPRA paper (83996).

    Article paru initialement dans Finances News Hebdo

  • Scolarisation et lieu d’études : quel lien maintiennent-ils entre eux? par Abdeljaouad Ezzrari

    Scolarisation et lieu d’études : quel lien maintiennent-ils entre eux? par Abdeljaouad Ezzrari

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    L’éducation et la formation sont des secteurs clés pour le développement économique et social d’un pays. Au Maroc, plusieurs progrès ont été réalisés depuis l’indépendance en matière d’alphabétisation des adultes et en matière de scolarisation des jeunes générations, toutefois ces progrès sont entravés par la persistance des inégalités spatiales et du déficit des infrastructures scolaires.
    En effet, l’analyse des indicateurs d’éducation et de formation à partir des données du RGPH 2014 aboutit aux constats suivants :
    -De fortes disparités territoriales en termes d’accès à l’enseignement, tous niveaux confondus (préscolaire, primaire, secondaire collégial, secondaire qualifiant et supérieur).
    -Une forte corrélation entre le niveau scolaire et le lieu d’études : plus le niveau scolaire s’élève plus les élèves/étudiants quittent leurs communes/provinces de résidence pour se rendre à l’école/université.
    -Les disparités territoriales en termes d’accès à l’enseignement collégial et secondaire reflètent les disparités en termes d’infrastructures scolaires (offre éducative).

    Une scolarisation différenciée sur le territoire
    Selon les données du RGPH 2014 (Open Data [1]), le taux spécifique du préscolaire [2] des enfants de 5-6 ans s’élève à 55,2% à l’échelle nationale, 75,8% en milieu urbain et 28,7% en milieu rural. Au niveau régional, le taux spécifique de préscolarisation le plus élevé est observé dans les régions du sud, avec un taux de 72,0%, tandis que les taux les plus faibles sont observés dans les régions « Oriental » (46,0%), « Béni-Mellal-Khénifra » (46,8%) et « Daraa-Tafilalet » (48,2%).
    Au niveau provincial, les provinces « Rabat » (88,0%), « Casablanca » (83,1%) et « Agadir Ida Outanane » (80,4%) affichent les taux spécifiques de préscolarisation les plus élevés. Pour les taux les plus faibles, ils sont observés dans les provinces « Taounate » (24,5%), « Moulay Yaacoub » (26,4%), « Chefchaouan » (30,2%) « Sidi Bennour » (30,4%) et « Chichaoua » (30,8%).

    Les taux nets de scolarisation dans les niveaux primaire, collégial, secondaire et supérieur affichent également de fortes disparités territoriales :
    Pour le niveau primaire : le taux net de scolarisation [3] dans le primaire 7-12 s’élève à 89,1% à l’échelle nationale, 89,6% en milieu urbain et 88,4% en milieu rural. A l’échelle régionale, ce sont les régions « Eddakhla-Oued Eddahab » (92,1%) et « Sous-Massa » (91,8%) qui affichent des taux les plus élevés, alors que le taux le plus faible est enregistré dans la région « Oriental » (86,8%). A l’échelle provinciale, les provinces « Errachidia » (92,6%) et « Tata » (93,5%) affichent les taux nets les plus élevés de scolarisation dans le primaire, alors que les taux les plus faibles sont enregistrés dans les provinces « Figuig » (69,4%) et « Jerada » (84,0%).
    Pour le niveau collégial : le taux net de scolarisation des 13-15 ans dans le collège s’élève à 56,3% à l’échelle nationale, 69,6% en milieu urbain et 39,1% en milieu rural. Au niveau régional, le taux net le plus élevé est observé dans les régions du Sud (65,6%) et les taux nets les plus faibles s’affichent dans les régions « Marrakech-Safi » (46,6%), « Daraa-Tafilalet « (53,3%) et « Oriental » (53,9%). Au niveau provincial, les provinces « Rabat » (74,6%) et « Casa » (74,2%) affichent les taux les plus élevés et les taux les plus faibles sont enregistrés dans les provinces « Chichaoua » (29,6%), « Fahs-Anjra » (32,6%) et « Chefchaouan » (32,9%).
    Il en est de même pour les taux nets de scolarisation dans les niveaux secondaire et supérieur. C’est ainsi que les provinces qui observent les taux nets de scolarisation les plus faibles dans le secondaire et le supérieur sont « Chichaoua », « Chefchaouen » et « Fahs-Anjra ».

    Un accès à la scolarisation inégal
    Les données du RGPH 2014, ont permis pour la première fois de collecter l’information sur le lieu d’études des personnes scolarisées durant l’année 2013-14, et par conséquent d’appréhender leurs déplacements domicile-lieu d’études.
    La structure du lieu d’études montre que plus de la moitié (54,4%) des personnes scolarisées étudient dans leur quartier/douar, 29,8% se déplacent dans un autre quartier/douar au sein de leur commune de résidence pour se rendre à l’établissement scolaire. Quant au déplacement vers une autre commune dans la même province de résidence, il est évoqué par 9,8% des personnes scolarisées. Se déplacer vers une autre province pour se rendre à l’établissement scolaire ne concerne que 6% de l’ensemble de la population scolarisée.
    Cette structure moyenne cache des disparités selon le milieu de résidence, la province, la région et également selon le cycle d’enseignement. En effet, selon le milieu de résidence, les ruraux sont plus enclins à se déplacer à une autre commune de leur province de résidence que les citadins pour se rendre à l’établissement scolaire, soit respectivement 14,5% et 7,5%. S’agissant du déplacement dans une autre province, nous relevons qu’il est relativement plus important en milieu urbain (6,0%) qu’en milieu rural (5,4%).

    Structure du lieu d’études selon le milieu et la région

    Source : HCP, RGPH 2014 (Données de 10% – Open Data)

    Selon la région, la part des personnes scolarisées qui étudient dans leur commune de résidence (même quartier/douar ou autre quartier/douar) est plus importante dans les régions « Dakhla-Oued Eddahab », « Laâyoune-Sakia El Hamra » et « Béni Mellal-Khénifra », soit respectivement 94,3%, 91,2% et 87,8%. Le déplacement des personnes scolarisées vers d’autres communes ou provinces pour se rendre à l’établissement scolaire est relativement important dans les régions « Casablanca-Settat » et « Rabat-Salé-Kénitra ». En effet, 21,1% des personnes scolarisées dans la région « Casablanca-Settat » se rendent à d’autres communes ou provinces pour étudier, dont 8,3% se déplacent à l’extérieur de leurs provinces. Ces pourcentages sont respectivement de 17,4% et 7,2% dans la région « Rabat-Salé-Kénitra ».
    Au niveau provincial, la part la plus importante des personnes scolarisées s’orientant vers d’autres communes pour se rendre à l’établissement scolaire est observée dans les grandes villes et dans les provinces qui leur sont limitrophes. Il s’agit notamment des provinces « Rabat », « Skhirate-Temara » et « Salé » d’une part, et des provinces « Casablanca », « Nouaceur », « Mediouna », « Ben Slimane » et « Berrchid » d’autre part.
    En ce qui concerne, les flux Domicile-lieu d’études en dehors de la province, ils sont plus élevés dans les provinces « Nouaceur » (19,7%), « Skhirate-Temara » (15,6%), « Benslimane » (12,5%), Médiouna (12,4%), Al Hoceima (11,4%), « Tan-Tan et Assa-Zag» (10,9) et « Berrchid » (10,9%).

    Classement des provinces selon le pourcentage de flux domicile-lieu d’études en dehors de la commune ou de la province de résidence

    Source : HCP, RGPH 2014 (Données de 10% – Open Data)

    Selon le niveau d’enseignement, la quasi-totalité des enfants en âge du préscolaire (94,1%) et ceux en âge du primaire (94,8%) se rendent dans les établissements d’enseignement se trouvant dans leur commune de résidence dont la majorité dans le même quartier/douar de résidence (voir tableau 1).
    Plus le cycle d’enseignement s’élève plus le déplacement pour se rendre au lieu d’études dans les autres communes ou autres provinces est élevé. C’est ainsi que 13,2% des enfants scolarisés dans le secondaire collégial se déplacent dans une autre commune dans la province pour se rendre au lieu de leur établissement et 3,3% se rendent dans d’autres provinces. Ces pourcentages s’élèvent respectivement à 19,4% et 8,1% pour le niveau secondaire qualifiant et à 26,2% et 39,7% pour le niveau supérieur.
    Ces résultats montrent qu’il y de fortes inégalités spatiales (provinciales) en termes d’infrastructure scolaire qui s’accentuent avec le niveau d’enseignement.

    Ventilation du lien d’études selon le niveau d’enseignement

    Source : HCP, RGPH 2014 (Données de 10% – Open Data)

    Pourcentage des élèves se rendant à d’autres communes et provinces pour étudier selon leur niveau d’enseignement

    Source : HCP, RGPH 2014 (Données de 10% – Open Data)

    Quand les disparités spatiales en termes de scolarisation et l’inégal accès à l’école vont de pair
    La ventilation entre l’accès à la scolarisation et le lieu d’études montre que les provinces affichant les plus faibles taux de scolarisation dans le collège et le secondaire sont les provinces dont la part des élèves qui étudient à l’extérieur de leurs communes de résidence est élevée.
    Pour le niveau supérieur, la corrélation négative entre le taux net de scolarisation dans le supérieur et le fait d’étudier à l’extérieur de la province n’est pas vérifiée, elle est même positive dans la mesure où les taux de scolarisation dans le supérieur les plus élevés sont affichés dans les provinces dont la part des étudiants s’orientant aux autres provinces pour étudier est élevée.
    Il en ressort que, les disparités territoriales en termes d’accès à l’enseignement collégial et secondaire est imputable essentiellement aux disparités en termes d’infrastructure scolaires.

    Par

    EZZRARI Abdeljaouad
    Economiste au Haut-Commissariat au Plan et Chercheur associé au LASAARE. Contact : ezzrari@yahoo.fr

    [1] https://www.hcp.ma/downloads/RGPH-2014-Microdonnees-anonymisees-Open-Data_t21400.html
    [2] Il s’agit du rapport des enfants âgés de 5-6 ans scolarisés (préscolaire et primaire) sur le nombre total des enfants âgés de 5-6 ans.
    [3] Le taux net de scolarisation est le rapport entre le nombre d’élèves inscrits dans un niveau donné d’enseignement qui font partie du groupe ayant officiellement l’âge de fréquenter ce niveau et la population du même groupe d’âge.

  • Les performances scolaires au Maroc selon l’enquête PISA 2018, par Abdeljaouad Ezzrari

    Les performances scolaires au Maroc selon l’enquête PISA 2018, par Abdeljaouad Ezzrari

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    L’OCDE vient de publier les résultats de l’enquête PISA [1] sur les performances scolaires des élèves âgés de 15 ans dans 79 pays, pour l’année 2018.
    Le programme PISA [2] consiste à mesurer les performances des systèmes éducatifs au sein des pays, de manière standardisée sur le plan international et sur des échantillons représentatifs à divers niveaux (au Maroc : jusqu’au niveau des régions). Elle porte sur la compréhension d’un texte écrit, les mathématiques et la culture scientifique. L’enquête est publiée tous les trois ans après avoir été menée auprès de dizaines de milliers adolescents de 15 ans (au Maroc auprès de 6814 élèves de 179 établissements). Elle est réalisée dans les 34 pays membres de l’OCDE, mais aussi dans un grand nombre de pays partenaires. La première enquête PISA date de 2001. Le Maroc y participe depuis 2018.
    Les résultats de cette enquête révèlent que la Chine occupe la première place dans tous les domaines (lecture, mathématiques et culture scientifique), suivie par le Singapour. Le Maroc occupe les dernières places dans ces domaines, avant le Panama, le Kosovo, la République Dominicaine et les Philippines. Ce classement du Maroc en matière des rendements scolaires reflète son classement en termes de l’Indice du Développement Humain (IDH). En effet, sur les 79 pays touchés par l’enquête PISA, le Maroc occupe la dernière place selon cet Indice, soit le 123ème rang derrière, les Philippines (116ème rang), le Vietnam (115ème rang), l’Indonésie (113ème rang) et la Moldavie (107ème rang).
    Les scores moyens obtenus par les élèves marocains sont:

    367 pour les mathématiques, soit 92 points de moins que la moyenne internationale (459); 359 pour la compréhension de l’écrit, soit 95 points de moins que la moyenne internationale (454) et 377 pour la culture scientifique, soit 82 points de moins que la moyenne internationale.
    Par rapport à la moyenne internationale, nous remarquons que seulement un élève marocain sur 10 obtient un score qui dépasse cette moyenne et ce pour tous les domaines d’études ; et près de 40% des élèves marocains ont un score inférieur à 75% de cette valeur moyenne. L’analyse des performances scolaires des élèves marocains montre qu’elles varient selon certaines caractéristiques, à savoir le genre de l’élève, la région et le secteur d’enseignement.
    Les plus grandes variations sont observées entre les secteurs d’enseignement. En effet, un élève scolarisé dans le secteur privé a un score largement supérieur à celui scolarisé dans le secteur public dans tous les domaines d’études.
    Le score des élèves du secteur privé en mathématiques est de 406 contre seulement 365 pour ceux du secteur public, soit une différence de 41 points ou 10%. Pour les scores en culture scientifique et compréhension de l’écrit, ils sont respectivement de 405 et 392 pour les élèves du secteur privé et de 375 et 357 pour ceux du secteur public, soit des différences en pourcentage de 8 % et 9 %. Il en ressort que si des efforts considérables ont été fournis par les pouvoirs publics en termes de généralisation de l’éducation à tous les enfants, la qualité laisse toujours à désirer et surtout dans le secteur public.

    Score par domaine et par établissement d’enseignement

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données de l’enquête PISA 2018

    Selon le sexe de l’élève, s’il n’y a pas de différence significative entre les deux sexes en mathématiques, les filles ont un score moyen supérieur à celui des garçons pour les autres domaines d’études, à savoir la culture scientifique et la compréhension de l’écrit (lecture).
    En mathématiques, la différence du score moyen entre les filles et les garçons est très minime, les filles scolarisées âgées de 15 ans ont un score moyen de 368, soit un point de moins que leurs homologues garçons. Cette différence devient non négligeable et en faveur des filles pour la culture scientifique et pour la compréhension de l’écrit. En effet, elle s’élève à 9 points pour la culture scientifique et à 26 points pour la compréhension de l’écrit (voir graphique ci-dessous). A l’âge de 15 ans, les garçons sont généralement travaillés par la puberté, alors que les filles ont plus mûres et plus appliquées dans leurs études.

    Score par domaine et par genre

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données de l’enquête PISA 2018

    Selon la région, nous relevons les constations suivantes :

    -En mathématiques, les régions Guelmim-Oeud Noun, Souss-Massa et Daraa-Tafilalet affichent des scores les plus élevés parmi les régions du Royaume. Les scores obtenus sont respectivement de 383, 381 et 380. A l’opposé, les scores les plus faibles sont observés dans les régions, Eddakhla-Oeud Eddahab (324), Oriental (350), Béni Mellal-Khénifra(355) et Tanger-Tetouan-Al Hoceima (356).

    -Dans la compréhension de l’écrit, les régions Casablanca-Settat, Fès-Meknès et Daraa-Tafilalet affichent des scores les plus élevés parmi les régions du Royaume. Les scores obtenus sont respectivement de 379, 378 et 372. A l’opposé, les scores les plus faibles sont observés dans les régions, Guelmim-Oeud Noun (322), Oriental (337) et Marrakech-Safi (339).

    -En culture scientifique, les régions Casablanca-Settat, Daraa-Tafilalet et Fès-Meknès affichent des scores les plus élevés parmi les régions du Royaume. Les scores obtenus sont respectivement de 398, 394 et 390. A l’opposé, les scores les plus faibles sont observés dans les régions, Guelmim-Oeud Noun (340), Oriental (354), Marrakech-Safi (361) et Eddakhla-Oued Eddahab (361).

    -Mis à part, les mathématiques, où la région Guelmim-Oued Noun occupe la première place, dans les autres domaines d’études, les élèves de cette région ferment la marche et sont largement loin des scores moyens par région les plus élevés (soit près de 57 points de moins pour la compréhension de l’écrit et 58 points de moins pour la culture scientifique).

    -La région Daraa-Tafilalet se trouve dans les premiers rangs dans tous les domaines d’études et ce malgré les difficultés économiques et sociales que vivent généralement les habitants de cette région. En effet, la région Daraa-Tafilalt reste parmi les régions les plus pauvres du Maroc et génère moins de richesse (avec un PIB par tête le plus faible au Maroc (16 200 DH)). Nous signalons également que seuls les élèves du secteur public de la région qui ont été touchés par l’enquête PISA 2018. Ce résultat montre que l’environnement socioéconomique joue un rôle modeste dans les performances scolaires des élèves de 15 ans.

    -Les scores obtenus par les élèves de la région Casablanca-Settat sont les plus élevés en moyenne et restent conformes avec le développement économique et social que connaît la région et avec l’extension du secteur privé.

    Score en mathématiques par région

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données de l’enquête PISA 2018

    Score en compréhension de l’écrit par région

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données de l’enquête PISA 2018

    Score en culture scientifiques par région

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données de l’enquête PISA 2018

    La première analyse des données de l’Enquête PISA sur les performances scolaires des élèves âgés de 15 ans montre que les élèves marocains enregistrent des résultats largement en-dessous de la moyenne internationale dans tous les domaines d’études et qu’il existe des disparités liées, entre autre, au genre de l’élève, à la région de résidence et à la nature de l’établissement scolaire. D’autres facteurs liés aux caractéristiques des enseignants d’une part et du milieu de vie de l’enfant d’autre part pourraient être également des déterminants essentiels des performances scolaires au Maroc. La prise en considération de l’ensemble de ces facteurs dans des analyses plus détaillées permettrait de dégager avec davantage de précision les déterminants des performances scolaires au Maroc.

    Par

    EZZRARI Abdeljaouad
    Economiste au Haut-Commissariat au Plan et Chercheur associé au LASAARE. Contact : ezzrari@yahoo.fr

    [1] Note réalisée sur la Base l’exploitation des données de l’Enquête PISA 2018 réalisée par l’OCDE.
    [2] Communément appelé « classement PISA », le programme PISA doit son acronyme à « Program for International Student Assessment » (« Programme international pour le suivi des acquis des élèves »).

  • Réflexion sur la situation de la femme au Maroc : l’apport de quelques analyses économiques , par Fouzi Mourji et Abdeljaouad Ezzrari

    Réflexion sur la situation de la femme au Maroc : l’apport de quelques analyses économiques , par Fouzi Mourji et Abdeljaouad Ezzrari

    Cette réflexion s’appuie sur une étude publiée dans un ouvrage édité par Siham Benchekroune en 2016 et consacré à l’héritage des femmes au Maroc.
    Nous avons tenté d’utiliser les outils de la science économique pour apporter un éclairage au thème central traité dans l’ouvrage précité. Il s’est agi de mener quelques réflexions pour contribuer à une thématique qui relève davantage de questions juridiques, sociales, et aussi, force est de le constater, spirituelles ?
    Dans ce papier (Document de travail 02) nous choisissons d’étudier la situation de la femme et les chances d’épanouissement qui lui sont offertes ou permises dans notre société. Soulignons que ces questions ne sont pas exclusives ni de nos contrées, ni propres aux “questions de l’heure”. Sans être exhaustifs, nous évoquerons à titre d’exemples, le travail d’Elisabeth Badinter (1986) qui analyse les positions réciproques et les relations Hommes-femmes dans l’histoire de l’humanité. Elle rejoint, d’un certain point de vue, Simone de Beauvoir (1949) qui conclue que les caractéristiques des dites relations ainsi que le partage des tâches relèvent davantage de l’ordre du “culturel” et non du “naturel”. Dans l’étude précitée, E. Badinter mène une analyse anthropologique fort documentée et excellemment argumentée et parvient à mettre en lumière trois phases dans l’évolution des relations hommes-femmes depuis la préhistoire. Nous serions ainsi passés d’une première phase où le vécu social révélait une relation de “l’Un et l’Autre” à une phase caractérisée par une tendance à “l’un sans l’autre” pour parvenir au vécu actuel, au moins dans certaines sociétés, de “l’Un est l’Autre”.
    D’autres analystes, bien moins “littéraires” ou moins “contingents”, s’appuyant sur des méthodes d’approches alternatives, avec un pragmatisme différent, parviennent à des conclusions convergentes : il s’agit par exemple des tenants de l’école de Gary Becker, prix Nobel de Sciences économiques en 1992, et qui, selon nous, expliquent les bases économiques des comportements sociaux. En l’occurrence, elles inspirent la réflexion sur les enjeux des attributions des femmes et des hommes ainsi que les analyses pour une appréciation des situations des unes et des autres (Becker, 1957).
    Dans cette étude, nous analysons la situation des femmes au Maroc, aux divers stades de l’existence humaine. Après avoir levé quelques ambiguïtés d’ordre démographique, pour montrer que la répartition des effectifs Hommes – Femmes ne révèle pas de prédominance, nous étudions la situation différenciée des filles et des garçons face à l’éducation et à la santé ; deux domaines fondamentaux pour appréhender la qualité de leur dotation en capital humain et au-delà, pour apprécier la valorisation inégalitaire. L’idée consiste à apprécier à ce stade de la vie, l’inégalité des chances et des “capabilities” au sens de Amartya Sen (1980).
    Dans un second temps, nous nous intéressons à une seconde étape de la vie, et analysons la situation des femmes et des hommes sur le marché du travail. Nous traitons alors de leur participation sur ce marché et ensuite pour celles et ceux qui y participent, à la valorisation (différenciée ?) du travail accompli. L’analyse de la gestion du temps, premier objet de la troisième question abordée, est effectuée à la fois comme cause et conséquence de la nature du comportement sur le marché du travail, mais constitue également une dimension alternative de l’appréhension des inégalités de genre, y compris aux deniers de l’existence.

  • Pour un modèle alternatif de développement du Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani, Joseph Brunet-Jailly, Abdellatif Komat et Fouzi Mourji

    Pour un modèle alternatif de développement du Maroc, Par Yasser Y. Tamsamani, Joseph Brunet-Jailly, Abdellatif Komat et Fouzi Mourji

    À partir d’une large revue des écrits théoriques et empiriques ainsi que des divers constats et diagnostics établis à propos du modèle économique marocain, nous développons dans cette étude (Document de travail 01) des analyses pour expliciter les raisons et les mécanismes à l’origine des limites que connait le modèle qui a prévalu et qui prévaut au Maroc ; ensuite nous formulons des propositions de stratégies correctives avec un argumentaire fondé sur les conclusions des précédentes analyses.
    Dans ce cadre, nous mettons en exergue et tentons de justifier le rôle central que joue selon nous le partage primaire des richesses, en l’occurrence celui de la valeur ajoutée qui se fait au détriment des salaires. Les comparaisons internationales, dans une perspective historique, permettent de rapprocher le Maroc de la situation dans laquelle se trouvaient des pays ayant réussi leur émergence et développement.
    Nous montrons comment le partage actuel au Maroc perpétue les inégalités selon plusieurs canaux : il freine les progrès en matière d’éducation, favorise la concentration sur une classe de l’accumulation du capital (qui se traduit par une transmission intergénérationnelle des inégalités), ce qui compromet de ce fait la promotion de l’investissement productif, au profit de placements de rentes (comme dans l’immobilier) et donc inhibe les possibilités de gains de productivité et in fine explique l’atonie de la croissance. Mise en regard avec le rythme de progression de la population en âge de travailler, celle-ci explique pour une grande part l’importance du chômage au Maroc et la persistance de poches de précarité.
    Les recommandations auxquelles nous parvenons et que nous exposons sous forme de propositions touchent plusieurs volets. Par exemple la fiscalité du patrimoine : nous discutons du bien-fondé de la mise en place d’une telle fiscalité mais aussi des précautions à considérer. Nous relevons ensuite ce qui pourrait-être réalisé au niveau d’une politique nationale des rémunérations et en matière de politique de la concurrence. Un argumentaire est développé pour justifier les mesures que nous préconisons pour une réorientation de l’appareil productif national, ou pour un renouveau du syndicalisme et encore pour une moralisation des entreprises (avec notamment un encadrement de la sous-traitance).
    Soulignons cependant que chacune de ces propositions nécessite, pour être déclinée en mesures concrètes et nuancées, une analyse spécifique et de larges concertations, qui devraient intervenir après le débat national sur les grands traits du modèle de développement alternatif.
    Conscients du rôle tout aussi crucial de l’investissement en capital humain et en capital physique, deux annexes sont consacrés l’une à la politique éducative et l’autre aux conditions de promotion et de réussite de l’investissement productif (parmi lesquelles le rôle dévolu à la composante publique de l’investissement productif).
    Le choix de traiter ces deux grandes questions à part est inhérent au souci de maintenir une unité de la réflexion et des conclusions qui ressortent de la question du partage primaire des richesses. Cependant à l’image de la démarche adoptée pour traiter cette dernière, chacune des annexes comporte à la fois des analyses et argumentaires pour expliquer les raisons des diagnostics d’échec relevés et pour préparer et justifier les propositions que nous recommandons.
    De nos analyses à propos de l’investissement, il ressort que pour sortir l’économie marocaine de son actuelle atonie, il importe de repenser les choix en matière d’investissement public qui doivent privilégier les branches ayant des effets d’entraînement les plus larges sur l’économie et nous énonçons quelques critères de référence. Nous insistons sur l’opportunité de pousser les banques à mieux remplir leur rôle de financement du secteur productif.
    L’annexe relative à la politique éducative montre comment les biais proviennent en partie des sources d’inspiration sur lesquelles elle a été fondée au cours de l’histoire récente. En l’occurrence des rapports et orientations qui ne prennent pas suffisamment en compte les réalités propres du pays. Nous concluons qu’il importe de ne pas se contenter d’objectifs quantitatifs (nombre d’élèves inscrits), mais qu’au contraire, une place essentielle doit être réservée à l’acquisition de compétences et savoir-faire (mesurées, à tous les niveaux du système éducatif, par des tests mondialement reconnus).

  • Répartition des richesses, fonctionnement du marché du travail et équilibre du système des retraites, par Hicham Belkouch

    Répartition des richesses, fonctionnement du marché du travail et équilibre du système des retraites, par Hicham Belkouch

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    L’objectif de ce billet est de mettre en lumière ce que le débat autour de la réforme des retraites laisse dans l’ombre la plus totale : la redistribution des gains de productivité et la remise en question de l’argument démographique (cas du Maroc). Tout en soulignant que la réponse à ces questions-là est loin d’être arithmétique, comme le souligne certains rapports officiels (Banque Mondiale, 2005 ; Actuaria [1], 2010 ; BIT, 2011 ; Haut-Commissariat au Plan 2012 ; Cours des Comptes, 2013), mais elle découle des choix volontaires de politiques publiques.


    En 1980, le Maroc comptait 15 cotisants pour répondre aux besoins d’un retraité, alors que ce chiffre a baissé à 4,3 en 2015. Voilà le gros du fonds de commerce de l’argument démographique qui consiste à tirer le signal d’alarme en rapportant le nombre des cotisants à celui des retraités. Cette argumentation, censée souligner la charge insupportable à long terme que représenteraient les retraités pour les actifs ne peut expliquer à elle seule les problèmes dont souffre notre régime de retraite par répartition. Un rapport démographique n’est pas un rapport économique.

    Évolution du taux de dépendance au Maroc 

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données des caisses de retraite

    Car, ce qui n’est pas explicite dans le tableau précédent, c’est que les 4,3 actifs de 2015 produisent plus de richesse que les 15 actifs de 1980. Et c’est la principale limite de l’argument démographique qui repose sur le postulat d’absence de gains de productivité et de redistribution de la valeur ajoutée. En calculant la Productivité Apparente du Travail [2] (en valeur) entre 2000 et 2015, nous constatons que cette dernière n’a fait qu’augmenter. Cette dernière a plus que doublé en l’espace de 15 ans seulement, passant de 44 244 Dirhams par travailleur à 91 977 Dirhams.

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données des caisses de retraite et du HCP

    Dans son livre (L’enjeu des retraites, 2010), Bernard Friot mentionne dans un passage « Imaginons cet argument là en 1950 : 1 citoyen sur 3 travaille dans l’agriculture, alors qu’il n’y en aura que 1 sur 30 en l’an 2000. La famine en l’an 2000 est donc inévitable. C’est un constat arithmétique ! ».

    Ce passage du livre de Bernard Friot est peut-être caricatural, mais illustre en partie le biais de cette théorie arithmétique. Avec toutes les transformations du marché de travail, du salariat, de l’organisation familiale, de l’augmentation des inégalités et des écarts sociaux, ne serait-il pas légitime de passer de l’argument arithmétique à celui de la redistribution des gains de productivité. C’est-à-dire que le plus important n’est pas de savoir combien aura-t-on de personnes X pour répondre aux besoins des personnes Y, mais de savoir si les gains de productivité créés par la personne X seraient suffisants pour répondre aux besoins des personnes Y.


    Or, ces questions de régénération et ensuite de la redistribution des gains de productivité sont absentes du débat actuel sur la réforme des systèmes de retraite. Car, il est important de le rappeler, les gains de productivité donnent lieu à la création d’un surplus distribuable sous plusieurs formes, aux salariés à travers une hausse des salaires, à l’entreprise en augmentant les profits, aux actionnaires en leur offrant des dividendes, aux consommateurs en baissant les prix, à l’Etat en augmentant les recettes. Ainsi, le débat n’est plus arithmétique, mais il relève du choix de politiques publiques.

    En supposant vrai le postulat qui veut que les retraités soient des inactifs et que la dynamique d’une société repose sur les actifs occupés, c’est-à-dire ceux qui ont un emploi. Le rapport des 60 ans et plus sur les 20-59 ans n’est en aucun cas un indicateur du rapport entre actifs occupés et inactifs, le seul qui ait un sens économique. Cette lecture permet de sortir de la logique de l’argument démographique et se poser la question comment assurer les besoins croissants de financement du système de retraite dans un contexte où la proportion d’actifs occupés reste stable ?
    Afin de mieux approcher cette question, nous observerons l’évolution du ratio « inoccupés /occupés » depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. Nous constatons que ce dernier reste stable et tourne autour de 2,1 entre 2002 et 2014.

    Evolution de la productivité apparente du travail et du ratio inoccupés-occupés

    Source : Réalisé par l’auteur à partir des données du HCP

    En contrepartie, et malgré la forte part de l’emploi agricole dans l’emploi total (près de 40%), les emplois générés par ce secteur n’ont pas dépassé 5.000 emplois par an en moyenne entre 2000 et 2012, soit près de 4% de l’ensemble des emplois créés durant cette période. En contrepartie, la croissance de la productivité du travail dans le secteur de l’agriculture, forêt et pêche a connu une évolution hallucinante, associée directement à la mise en œuvre du plan « Maroc vert » (2007-2012) favorisant des investissements à forte intensité de capital en vue d’augmenter le rendement du secteur. Le plan « Maroc vert » a permis au secteur agricole d’enregistrer un gain de productivité du travail de plus de quatre points de pourcentage entre les périodes 2000-2007 et 2007-2012, passant respectivement de 3,7% à 8% [3].


    Quant aux secteurs qui ont contribué le plus à la création d’emplois, ce sont les services et le BTP. Selon le même rapport du ministère de l’emploi (2015), ils ont contribué pour près de deux tiers à la variation de la valeur ajoutée totale et sont à l’origine de plus de 93% des emplois créés au Maroc entre 2000 et 2015. En termes d’évolution, les deux secteurs ont enregistré une hausse de leurs contributions à l’emploi global, accompagnée par une hausse des gains de productivité du travail. Cependant, cette évolution pourrait être considérée comme étant faible par rapport au poids des emplois créés (93%). Cela s’explique essentiellement par le faible niveau de qualification de la majorité de l’emploi créé dans ces deux secteurs, ce qui diminue logiquement la productivité du travail.


    Il faut prendre la mesure de la rupture historique que cela représente. Depuis environ un siècle et demi, les salariés avaient progressivement réussi à imposer que l’augmentation régulière de la richesse produite se traduise par une baisse de la durée du travail, baisse journalière, hebdomadaire mais aussi du nombre d’années travaillées sur la vie entière. Cette baisse de la durée du travail a considérablement modifié le rapport à la retraite. C’est cette avancée de civilisation qui est aujourd’hui remise en cause. Ainsi, le débat sur la retraite nous renvoie directement au modèle de croissance générateur de la richesse et aux modalités de partage de la richesse créée entre salaire et profit.

    Par

    BELKOUCH Hicham
    Doctorant en économie à l’Université Paris Nanterre, l’Université Mohamed V de Rabat et à l’Université Internationale de Rabat et chercheur associé à la Chaire Prévoyance et Retraite. Contact : belkouch.h@gmail.com

    Notes :

    [1] Cabinet français d’actuariat qui avait réalisé une étude sur la réforme du système de retraite au Maroc.
    [2] Productivité apparente du travail = PIB / Nombre de travailleurs.
    [3]« Etude sur la situation de l’emploi au Maroc » Ministère de l’Emploi et des Affaires Sociales (2015).